B.A. : Nous nous retrouvons 47 ans après les Jeux de ’24 ici à Colombes avec vous, André Obey, et avec notre ami Paul Martin. André Obey, vous vous retrouvez je crois pratiquement à l’endroit, enfin à quelques travées près, où vous étiez en ’24 ?
A.O. : Oui c’était un petit peu plus à droite, mais ça peut être ça.
B.A. : Et la tribune n’a pas changé ?
A.O. : Non, c’est exactement pareil. Ça m’a d’ailleurs fait une émotion parce que ça fait très longtemps que je n’avais pas vu ce stade et en le retrouvant, j’ai senti que j’avais vieilli ! Ah oui, ça se sent (rires).
P.M. : Et moi aussi j’ai vieilli (rires).
B.A. : Alors, André Obey, notre propos bien sûr, c’est de parler du 800 m de Paul, du chapitre qui lui est consacré dans ce livre « L’orgue du stade », et j’aimerais tout d’abord vous demander : comment avez-vous vu la course ?
A.O. : Oui, il faut que je vous fasse un petit renseignement préliminaire, c’est que nous étions là avec des gens comme Marcel Berger, Dominique Bringat, etc., des amis très chers et très intimes. Et alors vous savez comment ça se passe dans ce cas là, on a beau être impartial parce que nous travaillons pour un journal, on a toujours un chouchou. Et alors là, la façon dont Paul avait couru les séries, les quarts de finales et les demi-finales du 800 m, nous avait beaucoup séduit et c’était lui notre chouchou. Bon, comme corollaire y a que quand on a un chouchou, y a que lui qu’on voit dans la course. Il a fallu que je fasse un gros effort et c’est parce qu’il m’a raconté des tas choses que j’ai écrit ce chapitre; sans ça je l’ai regardé d’un bout à l’autre. Alors il est parti d’une façon lamentable, et alors si bien que cent mètres après il était en dernière position et je me dis il ne rattrapera jamais; si ! Il a rattrapé peu à peu, il a fait d’abord ce premier tour là et puis on disait mais il tient le coup ! Et s’il gagnait ? A ce moment là on a complètement joué sur lui, on s’est dit : il va gagner le 800 m olympique, c’est sûr y a pas d’histoire, c’est lui qui gagne, parce qu’on savait qu’il avait une vitesse de pointe finale assez redoutable.
Et puis alors, les Américains qui ont oublié d’être bête se sont arrangés pour l’enfermer, parce qu’ils avaient probablement senti qu’il était assez dangereux. Il a pataugé dans une espèce de magma de jambes et de cuisses etc. en se demandant ce qu’il allait faire, le drame s’est joué au dernier virage, là. Parce que c’est ça le sport, c’est un drame, dont la conclusion se dessine au dernier virage. Là le virage était beaucoup plus long que maintenant. Il y avait une longue ligne droite pour s’expliquer et on a quand même espéré que, quoi qu’il ait été enfermé au virage, barré par Stallard, par Lowe, et cetera, on s’est dit il va se dégager et il y arrivera peut-être. Et il a failli y arriver. Mais en attendant il s’est projeté vers l’extérieur. A ce moment là et les supporters que nous étions criaient : «il est foutu ! ». Il n’était pas foutu du tout.
P.M. : Je n’avais pas l’expérience que j’avais plus tard. J’aurai à ce moment là essayer de me rabattre et essayer de passer; à New York on apprend à passer quand on veut passer. Tandis que là, il faut faire l’extérieur pour être correct. Et là quand j’ai vu que Lowe avait la piste subitement ouverte devant lui par Stallard qui, voyant qu’il s’effondrait dans les derniers cent mètres, s’est écarté et lui a laissé la corde. A ce moment là j’ai dû faire encore l’extérieur. Il y avait Enck l’Américain et encore un autre…
B.A. et P.M. (en cœur) : Richardson !
P.M. : Voilà ! On s’en rappelle comme si c’était hier. Et alors j’ai subitement vu Lowe qui était à cinq six mètres déjà à l’entrée de la ligne droite, plus loin que moi ayant fait l’extérieur. Alors avec le sprint final que j’avais, j’ai essayé, essayé, essayé. J’ai passé tout le monde, sauf Lowe. Je me rapprochais, rapprochais, rapprochais de lui, et puis j’ai eu l’impression que j’arrivais en même temps que lui sur la ligne d’arrivée, sur le fil qui était rouge… je ne voyais pas le rouge, mais je me suis lancé en avant avec l’épaule et ni l’un ni l’autre ne savait qui avait gagné.
B.A. : Et comment l’avez-vous su ? Dites-le nous car c’est intéressant.
P.M. : Eh bien tout d’abord il n’y avait pas de photo d’arrivée. Seulement en prise de très loin en téléobjectif, mais il n’y avait pas de photos. Avec Lowe, nous étions très amis. On s’est félicité l’un l’autre comme si l’un avait gagné, l’autre avait gagné. On était très gentil l’un pour l’autre, en souhaitant la victoire pour son camarade (rires général). C’était vraiment comme ça et on était ému.
B.A. : Et puis il y a eu l’hymne à ce moment-là.
P.M. : Et puis subitement on entend un hymne, qui était l’hymne suisse, car l’hymne suisse était aussi l’hymne anglais, n’est-ce pas. Alors tous les suisses se sont dit : « ça y est, il a gagné ! » Et un petit moment après, pendant qu’on avait joué quelques mesures, on a vu les drapeaux monter. On ne voyait pas très bien. Puis on a vu que le drapeau suisse était à droite. Alors c’était deuxième. Parce qu’on ne donne pas d’ex-æquo aux Jeux Olympiques. On a donné au début le temps ex-æquo; et puis après on m’a quand même collé un dixième de seconde, pour que ça fasse mieux !
B.A. : Et vous André Obey, de la tribune, est-ce que vous aviez vu que Lowe avait gagné ?
A.O. : Ah, oui, oui, oui ! C’était d’un rien. D’ailleurs nous étions persuadés à ce moment là que Martin était foutu, comme on l’a dit, et alors : « Oh la barbe, oh non, oh c’t’espèce d’English ». Complètement dépités !
Interview tirée de l’émission Caméra Sport diffusée le 01.10.1971 sur la Télévision Suisse Romande.
PAB
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Interview tirée de l’émission Caméra Sport diffusée le 01.10.1971 sur la Télévision Suisse Romande
L'athlétisme suisse durant les années '20