Fosbury est mort : longue vie aux créateurs de style ! COMMENTAIRE | La légende du saut en hauteur Dick Fosbury s’est envolée le 12 mars vers les étoiles. Contrairement à la plupart, l’athlète américain, loin d’être quantitatif, était… qualitatif : un artiste de la vie, un générateur d’enthousiasme, un créateur de style.

Photo : (c) AP Photo

On est à Mexico, en octobre 1968, aux Jeux olympiques. Le concours de la hauteur vient de commencer. Dans une atmosphère spéciale, avec quelque chose d’historique dans l’air. Quelque chose qui peut se passer n’importe quand, qui rend la vie, l’athlétisme si fabuleux. Le jeune Américain de 21 ans Richard Fosbury, tout frais champion NCAA, étonne, impressionne dès l’échauffement. Par son style. Le natif de Portland (Oregon) n’a pas la même course d’élan, le même virage que ses adversaires. Comme eux, l’étudiant en Génie civil réalise son impulsion sur un pied, mais avec la jambe la plus éloignée de la barre. Il élève librement sa seconde jambe dans les airs. Comme les autres, il s’envole mais… contrairement à eux, n’enroule pas la barre avec le ventre, mais… avec le dos. Du jamais vu ! Par le passé, les athlètes ont expérimenté plein de méthodes, pour sauter « en ciseaux », puis en « ventral ». Lui, « Dick » Fosbury, comme on l’a appelé depuis ce jour-là, efface les barres… en « dorsal » ; et retombe sur le tapis avec les épaules.

Le stade en effervescence

Dès son premier saut, Dick sort du lot. Sa première barre, à 2,03 m, il l’efface facile, à son premier essai. Dans les gradins, on entend des grondements, des gloussements, critiques, aussi. C’est la stupéfaction. Mais l’étonnement a tôt fait de tourner à l’admiration : « ¡Mira a ese tipo, increíble! » A chacun de ses sauts, les spectateurs le regardent plus attentivement. Et se mettent à crier « ¡Olé! » quand il franchit la barre. Les gens sentent qu’il se passe quelque chose de spécial. Ils sont de plus en plus nombreux à l’observer, à analyser sa manière de faire – et à crier – de plus en plus fort « ¡Olé! » L’Américain passe 2,09 m au premier essai : « ¡Olééé! », 2,14 m, puis 2,18 m pareil, au premier essai, avec une grosse marge. « ¡Oléééééééé! » Jamais un public n’a crié comme ça. Tous les spectateurs s’y mettent, toujours plus fort. Le stade est en effervescence, en ébullition. A la télévision aussi, on a les mains devant la bouche, on s’enthousiasme, jubile, dans le monde entier.

Sauts de joie, embrassades

Fosbury se prépare, s’élance et… porté par la foule, passe 2,20 m, facile : « ¡Oléééééééééé! » C’est du délire. « This guy is crazy! » Tout le monde l’admire, tout le monde l’aime, l’adore : « Quel style ! » 2,22 m : « ¡Olééééééééééééééé! » On saute de joie, on s’embrasse, on a des frissons partout. Le Soviétique Valentin Gavrilov, un des grands favoris, rate trois fois sa barre à 2,22 m. C’en est fini pour lui. Ils ne sont plus que deux : Dick, l’incroyable Dick, le fabuleux, le génial Dick ainsi que son compatriote Ed Caruthers, bel athlète, incroyablement bondissant, mais avec la technique traditionnelle. Inutile de dire que la planète entière est pour Dick.

La barre est alors placée à 2,24 m. Les deux Américains manquent leur premier essai, dans une ambiance électrique. Ils ratent aussi leur deuxième essai, d’abord l’un, puis l’autre. Les gens se prennent la tête. Dernière tentative. Tout le monde a les yeux rivés sur le concours de la hauteur, dans le stade, dans le monde entier. Tellement que l’arrivée du marathon olympique passe quasi inaperçue… Caruthers s’élance, s’envole, touche la barre…. qui tombe.

C’est au tour de Fosbury : c’est maintenant ou jamais. Il se prépare, longuement. Puis s’élance enfin, fait son virage, rapide, son impulsion, tonique, s’envole, vole et… et… « ¡Olééééééééééééééééééé! » Le stade est au bord de l’explosion. Record olympique ! Dick, l’incroyable Dick, le fabuleux Dick, notre Dick est champion olympique ! Les gens bondissent, dansent, crient, pleurent de joie. A n’en plus finir. Ils ont de la peine à s’en remettre, à réaliser, tellement c’était beau. Le plus beau jour de la vie de Fosbury et… de centaines de millions de personnes avec lui – et son style.

Tant de moqueries et de critiques

Fosbury lui-même n’en revient pas, tant il a souffert, tant il a dû essuyer de moqueries, de critiques, de la part de tout le monde, des spécialistes, des entraîneurs, des observateurs, des journalistes. Notre monde est ainsi fait : on n’aime pas ceux qui ne font pas les choses comme les autres, les esprits libres, les artistes de la vie, les créateurs de style. « Je ne savais pas que quelqu’un d’autre pourrait utiliser cette technique », racontait, ingénu, l’Américain inventeur malgré lui du « Fosbury-flop », la technique que tout le monde pratique depuis. « Jamais je n’aurais imaginé révolutionner la discipline », soufflait l’amoureux d’athlétisme, qui pratiquait avant tout la hauteur comme hobby, pour sentir ce qui se passe, apprendre à se connaître, à se propulser dans les airs, à se dépasser. Une recherche qui lui a donné des souffrance et des joies prodigieuses, bien plus riches, bien plus intenses que toutes celles qu’il a eues sur les bancs de l’université et dans toute sa vie, en tant qu’époux, père et… ingénieur des ponts et chaussées.

L’essentiel, le plus beau, c’est le style

En sport comme dans tout, on est souvent quantitatifs : on s’intéresse aux mesures, aux chiffres, aux records. On se perd en longs discours, en longues disputes sur toutes sortes de choses, de perfectionnements techniques : de règlements, d’entraînement, de matériaux, de chaussures, de supplémentation, de soutien médical… A force, on en oublie l’essentiel, le qualitatif, le plus beau, la seule chose qui compte vraiment : le style, son style, qui émerge des profondeurs, qui peut tout révolutionner et… générer l’enthousiasme. « ¡Olééééééééééééééééééé! », voilà ce que nous dit Dick Fosbury depuis ses étoiles, qu’il vient de rejoindre, là-haut, en dorsal, à l’âge de 76 ans, après un cancer qui l’a cloué au sol ces dernières années.

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