Les troisièmes championnats du monde se déroulent du 23 août au 1er septembre 1991 à Tokyo. La délégation suisse, au nombre de 17 athlètes, possède comme il y a quatre ans à Rome quelques atouts avec les deux hurdleuses Julie Baumann (LC Zürich) sur les haies hautes et Anita Protti (Lausanne-Sports) sur les haies basses. Mais c’est bien entendu Werner Günthör qui attire toutes les attentions. Tenant du titre, le Thurgovien est mieux placé que quiconque pour conserver son bien à Tokyo. Depuis son retour à la compétition le 13 février 1991, après une pause de dix-sept mois due une intervention chirurgicale dans le dos, Werner Günthör n’a pas trouvé de rivaux sa taille. Il a été champion du monde en salle Séville avec un jet supérieur de 75 cm à celui de son second. Avant ces championnats du monde, sa meilleure performance mondiale de la saison (22,03 m) lui donne un avantage de 1,54 m sur le second meilleur performer mondial, le Norvégien Lars-Arvid Nilsen. Il faut dire que la plupart de ses principaux adversaires n’occupent plus le devant de la scène : l’Allemand Ulf Timmermann, le champion olympique, est blessé, l’Américain Randy Barnes, le recordman du monde, est suspendu, tandis que le Soviétique Sergey Smirnov et l’Italien Alessandro Andrei ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils ont été. Sur le plan mental, Günthör semble en mesure de résister à la pression qui pèsera sur lui le 31 août, jour où ses principaux rivaux devraient être les Norvégiens Georg Andersen, troisième aux Européens en 1990 et Lars-Arvid Nilsen, actuellement en stage d’études aux Etats-Unis, ainsi que le Soviétique de 21 ans Oleksandr Klimenko, la révélation dans le gotha mondial. La défaite est donc interdite, mais est-ce une situation piégeuse ? Jean-Pierre Egger balaye les doutes par ses sages paroles : «D’ordinaire, le concours du poids a lieu en tout début de programme et non à la fin. Pour dire vrai, Werner se serait passé de cette longue attente. Mais on ne va pas en faire un drame. D’autant que son acclimatation aux conditions de Tokyo s’est faite sans le moindre problème. Il n’a pas souffert du décalage horaire et s’est parfaitement adapté à la nourriture offerte aux athlètes. Sur un plan purement technique, nous avons pu nous entraîner à peu près comme nous le souhaitions, en dépit de conditions matérielles pas toujours idéales. Les quatre ou cinq premiers jours, l’accent été mis sur la tonification et la recherche des bonnes sensations. Puis, à partir de lundi, sur la force et le lancer en lui-même. Je peux donc dire sans hésiter que Werner est prêt. Il ne lui reste plus qu’à gérer la montée inévitable du stress des deux derniers jours. Maintenant avec un mètre et demi de marge, Werner est dans une situation assez inhabituelle de ne pas avoir le moindre adversaire sa taille. C’est vrai, le piège se situe peut-être là. À Séville aux Mondiaux en salle, la situation était la même et je m’étais aperçu que nous n’avions pas préparé le rendez-vous suffisamment bien sous l’angle de l’approche mentale. Avant son concours, Werner m’avait lancé cette phrase incroyable : «Est-ce que je me donne à fond ?» J’ai bien sûr retenu la leçon, d’autant que Werner, depuis qu’il domine sans partage, a plutôt tendance à lancer moins bien en compétition qu’à l’entraînement, ce qui n’était pas le cas auparavant. Comme souvent, le premier jet sera important pour lui. Enfin je me méfie un peu des Russes, dont je suis sans nouvelles depuis plusieurs mois. Mais bon, j’aimerais que Werner gagne avec panache !».
Vendredi 30 août, le Suisse annonce la couleur en remportant sans douleur les qualifications avec un jet de 20,97 m dès son premier essai. Seuls cinq des 23 concurrents inscrits ont atteint la limite qualificative fixée à 19,60 m, tous dès leur première tentative. Il s’agit en plus de Günthör d’un double duo norvégo-russe avec Georg Andersen (20,41 m), Sergey Nikolayev (20,16 m), ainsi que Lars Arvid Nilsen et Oleksandr Klimenko (tous deux 19,79 m). Sept lanceurs ont donc été repêchés, dont l’ancien recordman du monde Alessandro Andrei, dernier admis en finale avec 19,00 m. Selon Jean-Pierre Egger, ces qualifications se sont déroulées exactement comme prévu pour son poulain. Les deux hommes avaient d’ailleurs envisagé un jet de 21 mètres, l’erreur n’a donc été que de trois centimètres. Jamais par le passé, le Thurgovien n’avait lancé aussi loin dans un concours de qualification : ni à Stuttgart en 1986, ni à Rome en 1987, ni à Séoul en 1988. Le Suisse se montre satisfait de son jet, réalisé à une heure inhabituelle, en fin de matinée : «En finale, j’adopterai la même tactique. À savoir assurer un peu la première tentative, sans prendre tous les risques; et ensuite monter les tours. Andersen lancera sans doute au moins aussi loin en finale et les Soviétiques ne sont pas mauvais du tout. Ils ont de bonnes perspectives».
Le samedi 31 août 1991 à Tokyo sera-t-il aussi grandiose que le 29 août 1987 à Rome ? La logique le voudrait car même la glorieuse incertitude du sport ne semble pas capable de ménager la moindre pincée de suspense. Dès son premier jet, Werner Günthör tue littéralement le concours. Comment ses adversaires, dont aucun cette année ne s’était encore aventuré jusqu’à la ligne des 21 mètres, auraient-ils pu répondre un essai initial mesuré 21,61 m ? C’est tout simplement impossible. La médaille d’or, déjà, est solidement accrochée à son cou. Certains lanceurs se surpassent, à l’image des deux Norvégiens Goerg Andersen et Lars Arvid Nilsen, qui améliorent tous deux leurs meilleures performances de l’année. C’était cependant bien insuffisant jour faire trembler les 126 kg du colosse Thurgovien : «Ce premier jet m’a tout à la fois surpris et rassuré. Surpris parce que mon mental n’était pas vraiment à son zénith quand j’ai pénétré dans le stade. Il n’est pas forcément facile de savoir qu’on ne peut pas, qu’on n’a pas le droit de perdre. Et rassuré parce que je savais, sauf énorme surprise, que ne personne pourrait venir me déloger de la première place». Günthör en est tellement rassuré qu’il s’en endort presque : un zéro à son deuxième essai, puis 20,56 m, 21,01 m et 21,47 m, soit des performances assez moyennes pour lui. Il faut que Jean-Pierre Egger, l’homme qui se profile derrière chacun de ses succès, lui crie de se réveiller un peu pour que Werner finisse autrement qu’en roue libre, avec un excellent sixième essai mesuré à 21,67 m, le meilleur de sa série. «Après avoir abattu d’entrée de jeu un atout, je me suis laissé glisser dans une sorte d’état léthargique. Content, Günthör accueille ce nouveau titre – le troisième d’importance de sa carrière après ceux conquis en 1986 à Stuttgart (22,22 m) sur le front des championnats d’Europe et à Rome en 1987 (22,23 m) – presque sans un sourire. Et sans manifester sa joie de manière quelconque. Serait-il blasé ? «N’allez pas croire que ce titre ne me fait pas plaisir, surtout après les ennuis de santé qui ont failli mettre un terme à ma carrière. Mais il est évident qu’il est plus excitant de s’imposer quand on doute, quand on brave mille dangers, quand on doit se surpasser, que dans les conditions qui ont présidé cette finale de Tokyo». Le paradoxe peut surprendre, mais les champions sont frustrés, quelque part, quand la victoire tombe dans leur escarcelle tel un fruit mûr. Sans même l’ombre d’une hésitation.
Jean-Pierre Egger juge le concours en rappelant au journaliste Michel Busset du journal 24 Heures que tout ne fut pas si facile pour Werner Günthör : «Cette saison, Werner a dominé ses adversaires, mais pas toujours son sujet avec la même constance. C’est pour cela que ce concours présentait malgré tout une inconnue. J’étais donc impatient de le voir en action, d’autant qu’il ne m’avait pas laissé la meilleure des impressions lors de ses deux jets d’échauffement, dont l’un fut carrément médiocre. De plus, je l’avais senti plutôt tendu. Mais il a assuré pleinement avec ce premier jet à 21,61 m. Ensuite, libéré de tout souci quant à la conquête du titre, je m’attendais qu’il aille crescendo et qu’il taquine la ligne des 22 mètres. Au contraire, il s’est bloqué, avant de se reprendre en fin de concours. Son résultat ne correspond donc qu’imparfaitement à son potentiel actuel. À l’heure de juger, il faut toutefois tenir compte des circonstances. Il est difficile d’être à son top quand vos adversaires ne vous contraignent pas. Werner, pour cette raison peut-être, a manqué d’agressivité et cela s’est reporté sur sa technique. Il faudra qu’on en parle calmement tous les deux». Jean-Pierre Egger tient aussi souligner combien sont grands les mérites de Günthör, si l’on veut bien se souvenir des opérations qu’il a dû subir, au genou et au dos. «Jusque-là, il avait lancé en usant de ses talents naturels (on a décelé dans sa musculature 83% de fibres rapides, plus que chez Carl Lewis !) et de ses leviers. Depuis ses opérations, il doit faire appel à d’autres qualités, au plan moral surtout. Et digérer un entraînement d’où a été exclu tout travail de détente et de souplesse, un entraînement moins varié, plus rébarbatif. Sans oublier qu’il ne peut plus s’imposer certains exercices de force. Tous ces changements n’étaient pas faciles à négocier, croyez-moi».
Quelques temps plus tard, on apprendra que le Norvégien Georg Andersen, médaillé d’argent original, a été disqualifié et dépouillé de sa médaille après avoir obtenu des résultats positifs aux stéroïdes anabolisants. Lars Arvid Nilsen, le médaillé de bronze original, hérite donc de l’argent, tandis que le Soviétique Oleksandr Klimenko, quatrième à la base, a reçu la médaille de bronze. Le classement final officiel de ce concours du lancer du poids des championnats du monde 1991 après cette sanction est donc le suivant :
1. | Werner Günthör | SUI | 21,67 m |
2. | Lars Arvid Nilsen | NOR | 20,75 m |
3. | Oleksandr Klimenko | URS | 20,34 m |
4. | Oliver-Sven Buder | FRG | 20,10 m |
5. | Sergey Nikolayev | URS | 19,98 m |
6. | Kent Larsson | SWE | 19,92 m |
7. | Dragan Perić | YOU | 19,83 m |
8. | Ron Backes | USA | 19,34 m |
Ce second titre mondial avec 21,67 m permet au géant Thurgovien de se placer au deuxième rang d’une statistique peu banale : celle du plus gros écart lors d’un rendez-vous majeur. En effet en devançant de 92 centimètres son dauphin, finalement le Norvégien Lars Arvid Nilsen, il a réussi le deuxième gap de l’Histoire, le plus gros écart s’étant produit lors des Jeux Olympiques de Paris en 1900 avec 1,25 m d’avance pour l’Américain Richard Sheldon (14,10 m).
Le palmarès du lanceur d’Uttwil, qui est licencié au LC Zürich et habite à La Neuveville s’est donc étoffé d’une nouvelle parure d’or. Sans vouloir aucunement faire la fine bouche, beaucoup auraient souhaité un succès assorti d’un peu plus de panache. À commencer par l’intéressé lui-même : «Oui ! Un jet à plus de 22 mètres, par exemple. Mais voilà, je me suis quelque peu assoupi après ma réussite initiale. Et, en dépit d’un sursaut évident en fin de concours, j’ai par trop manqué d’agressivité dans le cercle». En évoquant l’avenir, se profilent l’an prochain les Jeux Olympiques à Barcelone et Werner fait figure de prétendant N° 1 à la médaille d’or olympique : «Monter sur la plus haute marche du podium à Barcelone représente désormais mon objectif majeur pour les douze mois à venir. Ce serait, à mes yeux, le couronnement idéal de toute ma carrière».
La fin de saison de Werner Günthör est très proche puisqu’il honore deux compétitions de sa présence. Le 4 septembre à New Dehli, il s’impose avec un meilleur jet à 21,24 m. Enfin, à son retour en Suisse, il prend part le 14 septembre à la finale des championnats suisses interclubs à Zurich où il réussit 21,00 m au poids et surtout 54,46 m au disque. En approchant de deux centimètres sa meilleure performance personnelle, qui date de 1985, il s’est même payé le luxe de battre le recordman et champion suisse Christian Erb de dix centimètres.
Enfin il termine l’année en étant lauréat pour la troisième fois après 1986 et 1987 des Mérites sportifs suisses 1991 en battant le skieur Franz Heinzer, le sauteur à ski Stephan Zünd, le cycliste Toni Rominger et le footballeur Heinz Herrmann.
PAB
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