ATHLE.ch VINTAGE | BIOGRAPHIE WERNER GÜNTHÖR / EPISODE 6 | Au début des années '80, un jeune lanceur du TV Uttwil nommé Werner Günthör décide de quitter le Bodensee pour s'entraîner à Macolin, où il est pris en charge par Jean-Pierre Egger. C'est le début d'une fantastique histoire qui va conduire le Thurgovien au firmament du lancer du poids mondial. ATHLE.ch VINTAGE propose de revivre la carrière exceptionnelle du chercheur d'or le plus prolifique de l'Histoire de l'athlétisme suisse. Le sixième des vingt épisodes de cette biographie est consacré à la superbe saison 1985 en salle de Werner Günthör.

Werner Günthör a maintenant 23 ans et demi. Il mesure 2 mètres et pèse 120 kilos. Il est surtout prêt pour s’astreindre à une préparation automnale drastique, d’une intensité en tous cas jamais atteinte. Il y a quatre ans, lorsque Jean-Pierre Egger, alors recordman suisse et maître de sport à Macolin, avait pris sous son aile l’espoir du TV Uttwil, une étincelle avait tout de suite jailli entre les deux hommes. Ils décidèrent de tenter une grande expérience ensemble : démontrer que, pour autant qu’un lanceur bénéficie de conditions d’entraînement optimales et qu’il soit normalement doué, il lui est possible d’accéder au meilleur niveau de la hiérarchie mondiale. La Fédération Suisse d’Athlétisme, l’Aide Sportive Suisse, ainsi que l’École Fédérale de Gymnastique et des Sports furent d’accord de prêter leur soutien. Werner avait quitté sa Thurgovie natale pour s’établir à Macolin. Bien soigné (nourriture et physiothérapie), parfaitement conseillé, isolé des aspects perturbateurs de la ville et de la profession, le lanceur s’entraînait pendant une partie de la journée, puis récupérait et s’instruisait, par correspondance, pendant la seconde. Ce cadre idéal l’a vu passer de 16,65 m en 1981 à 20,80 m en 1984, une progression qui lui a permis de remporter la médaille d’argent des championnats d’Europe en salle 1984 à Göteborg et de prendre la cinquième place des Jeux Olympiques 1984 à Los Angeles. Pour cette nouvelle saison 1985, exemptée de grands championnats durant l’été, c’est l’aspect de la performance qui va être mis en avant. C’est ainsi que le duo cherchera à atteindre, si possible de manière régulière, la ligne des 21 mètres. Pour cela, les compétitions en salle s’avèrent être une belle opportunité pour parvenir à cet objectif. Au programme de cet hiver, trois compétitions à Macolin, les championnats d’Europe en salle à Athènes, mais pas les Jeux d’Hiver en salle à Paris. Jean-Pierre Egger explique facilement ce choix tactique : «Le cycle d’approche d’un but élevé nous prend trois mois. Voilà pourquoi Paris est mal placé, pour nous comme pour beaucoup d’autres. Par contre, il sera fin prêt au mois de mars pour les championnats d’Europe à Athènes et, dans ce cas, on peut tout attendre de lui, même un titre !». On le voit, le talent sans la méthode ne suffit pas à faire le champion. Mais lorsque les deux sont réunis et cimentés par le travail, les espoirs les plus fous sont permis. C’est le cas pour Werner Günthör.
La première compétition de la saison en salle se déroule le 3 février à Macolin. Dans son antre qui l’avait vu l’an dernier à pareille époque battre le record suisse de son entraîneur avec 19,93 m, Werner met une gifle monumentale à tous ses records établis jusqu’alors. Il débute par un record suisse en salle battu de 21 centimètres avec 20,54 m. Mais cela n’est que l’échauffement ! En effet, Werner tire ensuite la quintessence de sa préparation avec 20,82 m au deuxième essai et surtout 21,20 m à sa troisième tentative. L’objectif, représenté par cette fameuse ligne des 21 mètres, est donc atteint d’entrée de jeu. Le quatrième essai, mesuré à 21,10 m, ainsi que ses deux derniers lancers à 20,60 m, viennent quant à eux confirmer que le Thurgovien a passé un cap énorme ce dimanche à Macolin. Car au bilan européen, seuls deux hommes ont fait mieux que lui cette saison : l’Allemand de l’Est Ulf Timmermann avec 21,87 m et le Tchécoslovaque Remigius Machura avec 21,22 m. Et sur le plan mondial, ces 21,20 m représentent tout simplement la treizième performance mondiale de tous les temps en salle. Pour le plaisir, voici cette liste :

1. George Woods USA 22,02 m 1974
2. Ulf Timmermann GDR 21,87 m 1985
3. Brian Oldfield USA 21,64 m 1981
4. Terry Albritton USA 21,50 m 1977
5. Kevin Akins USA 21,46 m 1983
6. Sergey Kasnauskas URS 21,46 m 1984
7. Al Feuerbach USA 21,45 m 1974
8. Udo Beyer GDR 21,39 m 1985
9. Remigius Machura TCH 21,29 m 1984
10. Mike Carter USA 21,25 m 1981
11. Janis Bojars URS 21,25 m 1984
12. Augie Wolf USA 21,22 m 1984
13. Werner Günthör SUI 21,20 m 1985

En lançant à trois reprises au-delà de son record en plein air, les 20,80 m de l’an dernier lors du Westathletic à Lisbonne, Günthör se positionne clairement comme étant l’un des concurrents à surveiller dans un mois à Athènes. On le sait, le travail, la persévérance et la méthode, c’est le secret du duo de choc. Mais les mystères de la compétition sont un autre aspect qu’il faut encore maîtriser. Au sortir d’une préparation, en général, la compétition réveille les bons automatismes. Jean-Pierre Egger en avait même pleinement conscience, la preuve : «Avant le concours, j’avais noté 21,06 m sur un bout de papier ! ». Mais saura-t-il maintenir l’état de grâce de son athlète jusqu’aux championnats d’Europe ? Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce début de mois de février est impressionnant, en témoignent les 19,72 m réussis cinq jours plus tard lors du meeting du soir du LAC Bienne, une performance atteinte avec un poids de 8 kg au lieu de 7,260 kg; c’est 1,68 m de mieux que l’an dernier !
Alors que les championnats suisses en salle approchent, Werner apprend en milieu de semaine que Remigius Machura a lancé à Prague à 21,79 m. Pire, la veille des championnats suisses à Macolin, il entend la nouvelle d’un nouveau record du monde en salle par Ulf Timmermann. L’Allemand de l’Est a lancé à Senftenberg à 22,15 m. Il n’en faut pas moins pour que sa motivation prenne l’ascenseur. Remonté à bloc, il va régaler le millier de spectateurs présent dans la salle de la Fin du Monde. Le cinquième des Jeux Olympiques de Los Angeles, décontracté, réalise une nouvelle série de choix avec 20,85 m pour commencer et 20,35 m dans l’enchaînement. Comme lors de sa rentrée il y a deux semaines, c’est au troisième essai que le meilleur sort de son bras avec l’exceptionnel jet de 21,55 m, record suisse en salle battu de 35 centimètres. Il termine son concours par un autre bon lancer à 21,05 m, puis un essai nul et enfin 20,74 m. Ce nouvel exploit de Günthör le place à la troisième place du bilan mondial, à 67 centimètres du nouveau record du monde de Timmermann. Le Thurgovien doit commencer à inquiéter toute l’élite mondiale du lancer du poids puisqu’il détient désormais la cinquième performance mondiale de tous les temps en salle ! Mais qu’en pense l’intéressé de ce nouveau record ? «Mon but était de confirmer les 21,20 m que j’ai réussis il y a quinze jours. Je ne pensais pas que j’y parviendrais aussi clairement. Ma série me met en confiance et je pense que je devrais être en mesure de monter sur le podium à Athènes; c’est mon objectif». Quant à son entraîneur Jean-Pierre Egger, il se dit étonné par le développement physique et technique que son élève a connu depuis trois ans, développement qui semble devoir se poursuivre et qui touche aussi bien la musculature que la vitesse et la mobilité : «Sur 30 mètres, il est aussi rapide que les meilleurs sprinters du pays. Et à Los Angeles sur le stade d’entraînement de l’U.C.L.A., il a franchi sans élan à pieds joints une barre placée à 1,80 m ! ». Pas de doute, Günthör est bien de cette race d’athlètes d’exception qui savent allier la puissance et la vélocité. Par contre en ce qui concerne la force pure, Werner est loin d’avoir encore atteint son maximum, surtout au niveau des bras. Les 180 kg qu’il développe en position couchée sont inférieurs de 60 kg à la charge de ses principaux adversaires. S’agissant des jambes, il ne réussit actuellement en squat que 240 kg, contre 300 kg à Udo Beyer par exemple. L’augmentation de sa force devrait donc lui permettre de lancer plus loin encore. «Pour Werner, c’est avant tout une question de travail», déclare son entraîneur. Par ailleurs, sa technique déjà très élaborée, caractérisée par une grande amplitude du geste, est encore perfectible : «Chez lui, c’est avant tout un problème biomécanique. Werner, prototype parfait du calme, éprouve beaucoup de peine à se faire violence. Dans le cercle, ce manque d’agressivité – une lacune qui se corrige – se traduit par une approche insuffisamment rapide du butoir. D’où une diminution préjudiciable de la pression qu’il exerce sous son boulet au moment de la propulsion». Jean-Pierre Egger détient apparemment toutes les clés, au point de pronostiquer de manière précise les performances de son athlète : «Je savais que ses capacités physiques actuelles devaient lui permettre de lancer environ 21,50 m aux championnats suisses. Pour l’instant, ce qu’il peut réussir en mieux dépend de son psychisme». On l’a dit, le Thurgovien ne se situe plus qu’à 67 centimètres du record du monde en salle. À 24 ans, Günthör possède suffisamment d’atouts dans son jeu pour espérer grignoter cet écart. Ceci dit, s’il bat un jour le record du monde, ce serait un exploit exceptionnel. Alors, Werner Günthör sera-t-il le quatrième athlète helvétique après Josef Imbach et ses 48″0 sur 400 m en 1924, Isebill Pfenning et ses 1,66 m en hauteur en 1941 ou Meta Antenen et ses 5’046 points au pentathlon en 1969 à figurer sur les tabelles mondiales ? Le pari n’est pas impossible. Mais le champion suisse n’est pas le seul à briguer cet honneur. L’Allemand de l’Est Ulf Timmermann, vice-champion du monde à Helsinki, a déjà dépassé les 22 mètres. L’avenir nous le dira.
En attendant un éventuel record du monde, un dossier nettement plus brûlant attend désormais Werner Günthör : les championnats d’Europe en salle qui ont lieu au début du mois de mars à Athènes. Dans la magnifique salle nommée « Paix et amitié », construite aux alentours du port du Pirée, le concours du poids promet énormément. Il s’est passé deux semaines entre les championnats suisses à Macolin et ce sommet européen, deux semaines au cours desquelles Werner a été contraint à alléger son entraînement car le virus grippal qui a ravagé la Suisse durant cette période ne l’a pas épargné non plus. Cette maladie donne à Jean-Pierre Egger des sueurs froides jusqu’au dernier moment. La dernière séance d’entraînement de Werner est catastrophique. Ne se sentant pas bien, il ramasse ses affaires et fait un signe à son maître en lui lançant : «Cela n’a pas de sens que j’aille faire du rase-mottes à Athènes. Je rentre à la maison». Vendredi matin, jour du départ, ce n’est qu’à la dernière minute qu’il se présente à l’aéroport. En le voyant, Egger s’essuie le front et croise avec lui un regard étonné, certes, mais plus complice que plein de reproches. L’après-midi au Pirée, Günthör approche à l’entraînement la ligne des 21 mètres, ceci en toute décontraction. Samedi, il développe 230 kg, son record ! Grâce à lui, la Suisse ne rentrera peut-être pas bredouille.
Dimanche 3 mars, les 7000 spectateurs vibrent pour un passionnant concours de poids. La lutte que se livrent le Tchécoslovaque Remigius Machura, l’Allemand de l’Est Ulf Timmermann, recordman du monde en salle avec 22,15 m, et Werner Günthör, l’homme qui monte, est tout simplement fascinante. À son premier jet, Günthör réalise 21,23 m, à 32 centimètres de son record de Macolin. Machura et Timmermann dépassent eux aussi les 21 mètres, mais ils demeurent en retrait par rapport au Suisse. Au deuxième essai, l’Allemand de l’Est prend la tête du concours avec 21,26 m, ce que le Tchécoslovaque réalise également à son quatrième essai avec 21,45 m. Au dernier essai, il force la décision avec 21,74 m et s’empare du titre européen. Timmermann obtient lui aussi son meilleur résultat au dernier essai avec 21,44 m. De son côté, Günthör fait de son mieux, bien qu’il se ressente encore des séquelles de la grippe qu’il a contactée avant de se rendre en Grèce. Après son excellent essai initial, il connaît une série en dent de scie avec 20,53 m, un nul, 20,93 m, un autre nul et 20,54 m. Médaille d’argent l’année dernière à Göteborg, Günthör a certes perdu un rang à Athènes; mais cette médaille de bronze a été obtenue dans une compétition d’un niveau extraordinaire, où l’on a enregistré douze jets au-delà de la ligne des 21 mètres. Le classement final de ce concours du lancer du poids des championnats d’Europe 1985 en salle est le suivant :

1. Remigius Machura TCH 21,74 m
2. Ulf Timmermann GDR 21,44 m
3. Werner Günthör SUI 21,23 m
4. Janis Bojars URS 20,03 m
5. Marco Montelatici ITA 19,64 m
6. Knut Hjeltnes NOR 19,54 m
7. Helmut Krieger POL 19,39 m
8. Richard Navara TCH 19,21 m

Après le concours, tout le monde a été d’accord, pour dire que ce fut le plus beau concours jamais vu dans cette spécialité depuis 16 ans qu’existent les championnats d’Europe en salle. Et cela grâce à trois athlètes exceptionnels, talentueux, puissants, bien proportionnés : Remigius Machura, Ulf Timmermann et Werner Günthör. Le public a compris que quelque chose était en train de changer au cœur d’une discipline longtemps contestée : il a réagi à chaque beau jet des athlètes, qui lançaient (c’est une nouveauté du règlement) dans l’ordre inverse de leur place sur la liste des meilleures performances de la saison et non plus par tirage au sort. À son premier essai, Günthör avait donc pénétré dans le cercle avant Machura et Timmermann. Apostrophé par un commissaire qui lui reprochait on ne saura jamais trop quoi, Günthör précise : «C’est la seule chose qui réussit vraiment à m’énerver quand je suis prêt à lancer. Mon entraîneur reproche avec raison ce manque d’agressivité, mais je ne peux tout de même pas compter chaque fois sur un juge-arbitre contrariant pour m’exciter. Bref, mon premier jet à 21,23 m fut presque parfait. En raison du début de grippe qui m’a chicané ces quinze derniers jours, je ne pensais pas pouvoir dépasser les 21 mètres. Plutôt que de me stimuler, cette réussite m’a quelque peu déconcentré. J’ai alors perdu le contrôle de ma technique et je n’ai pu suivre la progression de mes deux adversaires». Autant que Günthör, Jean-Pierre Egger était félicité de toutes parts : «Après ce que j’ai vécu avec mon poulain depuis deux semaines, c’est une grande réussite». L’avenir appartient à Ulf Timmermann, certes; mais peut-être aussi, un peu, à Werner Günthör.

PAB

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