La saison 1987 en salle de Werner Günthör va être lourde et importante avec les championnats d’Europe et, pour la toute première fois de l’Histoire, les championnats du monde. Pour ne pas allonger inutilement cette saison hivernale, Werner décide de ne pas participer au meeting de la GG Bern, pas plus que de prendre part au traditionnel test du vendredi soir avec le poids de 8 kg. Il réserve donc sa rentrée pour les championnats suisses. Le colosse Thurgovien, qui s’est rendu à deux reprises depuis le début de l’année à Lanzarote (Îles Canaries), est attendu avec intérêt car certains l’auraient vu dépasser allègrement les 21 mètres sans élan à l’entraînement. On imagine sans grande difficulté que les 22 mètres sont d’ores et déjà sa portée et qu’il n’est même pas utopique de parler d’un record du monde en salle possible. En effet, on rappelle que celui-ci est détenu par l’Allemand de l’Est Ulf Timmermann avec 22,15 m. «Tout à fait à ma portée», dit Werner, approuvé en cela par son entraîneur, Jean-Pierre Egger. Mais je dois reprendre contact avec la compétition. Il n’est donc pas sûr que ce sera pour ce week-end. Günthör s’est fixé deux buts progressifs après les championnats suisses : défendre son titre européen à la fin février à Liévin et tenter de conquérir le titre mondial au début du mois de mars à Indianapolis : «Ma saison 1987 comporte deux grandes vagues. Indianapolis est au sommet de la première et les championnats du monde en plein air de la fin août à Rome sont au sommet de la seconde. Günthör, meilleur sportif suisse de l’année, mérite d’être vu et applaudi. Revenu la veille de son second camp d’entraînement de Lanzarote, il fait donc sa rentrée le 8 février à Macolin. Dans une salle comble, il débute modestement son concours avec un jet à 20,63 m, puis il enchaîne avec un encourageant 21,10 m. Nerveux, il se montre irrité et se fâche contre lui-même. Heureusement à son troisième essai, il réussit un très prometteur 21,68 m, ce qui a le don de le réveiller et de faire saliver le public en voyant sa progression régulière dans ce concours. Pour sa quatrième tentative, toutes les activités dans la salle de la Fin-du-Monde se sont interrompues. Il n’y a soudain plus un bruit dans la salle. La tension est à son comble car personne ne veut rater cet essai. Comme à Stuttgart, force et dynamisme sont les maîtres-mots. C’est ainsi que le poids s’envole à une vitesse folle et atterrit sur le tapis, tout proche de la barrière d’en-face. La clameur des spectateurs en dit long sur la performance atteinte par Werner Günthör. Les juges de concours, sous les yeux avisés des juges-arbitres, mesurent et remesurent la distance. Pas de doute, il vient de se passer quelque chose de grandiose. Le verdict finit par tomber : 22,26 m, RECORD DU MONDE EN SALLE !!! Werner est aux anges; il vient de battre le record de Timmermann de 11 centimètres. Le public est en délire, jamais il n’y avait eu une telle ferveur dans cette salle. (NDLR : Pour l’avoir vécu depuis l’emplacement du saut en longueur, on ne peut qu’attester que ce moment a été absolument fantastique à vivre !). D’habitude après ce genre d’exploit, l’athlète se déconcentre et perd ses moyens. Mais là, c’est de Werner Günthör dont on parle ! Très fort, trop fort, il engage son cinquième essai de la même façon et récolte une autre performance de super choix : 22,23 m ! Lancer à deux reprises plus loin que l’ancien record du monde, c’est tout à fait phénoménal et ceci démontre bien le niveau hors du commun atteint par le double champion d’Europe cet hiver. Pour la postérité de sa série, il faut encore signaler que son dernier essai est retombé à 20,90 m. Werner Günthör s’est donc approprié le record du monde en salle du lancer du poids avec un jet de 22,26 m. Car oui, depuis le 1er janvier de cette année, on ne parle plus pour l’athlétisme en salle de meilleure performance mondiale, mais bien de record du monde ! Werner Günthör est donc le quatrième athlète suisse à établir un record mondial, après Joseph Imbach (CA Genève) sur 400 m avec 48″0 en 1924, Ilsebill Pfenning (SA Lugano) au saut en hauteur avec 1,66 m en 1941 et Meta Antenen (LC Schaffhausen) au pentathlon avec 5’046 points en 1969.
Ce record du monde, bien sûr, était dans l’air. Mais comme rien n’est jamais programmé avec certitude – c’est ce qui fait la beauté de la compétition – personne ne pouvait juger de rien, même pas l’intéressé lui-même : «Depuis Stuttgart, tout a tellement tourbillonné autour de moi que j’ai l’impression de suivre, encore, le cours d’un rêve. Et pourtant, croyez-moi, mes résultats ne me tombent pas du ciel : ils sont le fruit d’un travail dur et terriblement astreignant. Mais la compétition, c’est le moment fatidique de la récolte. Pendant un quart d’heure, aujourd’hui, j’ai réellement craint qu’elle soit légère et de mauvaise qualité. Puis je me suis souvenu des dizaines de tonnes de fonte que j’ai levées durant tout cet hiver pour me faire des muscles de recordman du monde. C’est comme si je m’étais donné une gifle pour me réveiller. J’ai retrouvé mon équilibre et les choses se sont alors enchaînées comme elles le devaient». C’est en apprenant à se battre lui-même, quand il est seul, que Werner Günthör se met en mesure de battre ses adversaires, qu’ils soient présents ou pas.
Les championnats d’Europe indoor à Liévin
La prochaine échéance de Günthör est fixée quinze jours plus tard, à l’occasion des championnats d’Europe en salle à Liévin. Werner Günthör se présente dans la salle de la banlieue de Lille avec un statut de superstar semblable à Serguei Bubka, Patrik Sjöberg ou Ulf Timmermann, son « meilleur ennemi ». Dans son duel face à l’Allemand de l’Est, le Thurgovien devra assumer son rôle de favori à cause de ses 22,26 m de Macolin. Samedi matin 21 février, l’extrémité du splendide stade de Liévin permet de suivre de près ce duel de titans, arbitré par le Soviétique Sergey Smirnov. L’ambiance est cependant étrangement froide, même totalement figée par moments. Au premier essai, Günthör lance à 21,04 m sans être du tout satisfait et l’Allemand à… 18,89 m. «Le solde de Stuttgart !» allait-il dire peu après. Au deuxième essai, Günthör mord et devient de plus en plus nerveux. Timmermann saute dans la brèche et réussit 21,69 m. C’est le tournant du concours : le Suisse perd une partie de sa maîtrise de coordination et il ne dépasse pas 21,35 m lors de sa troisième tentative. Un nouvel essai mordu, alors que Timmermann lance 21,22 m, montre que le vent souffle en faveur du Berlinois. La cinquième ronde s’avère décisive : Werner se rapproche de son adversaire avec 21,53 m, mais l’Allemand de l’Est riposte énergiquement avec un nouveau record personnel à 22,19 m. Les jeux sont faits après que les deux géants aient tenté le tout pour le tout au dernier jet. En vain : nul pour les deux ! Heureux comme on voit rarement un Allemand de l’Est l’être, Ulf s’explique peu après : «Je ne m’attendais pas une telle performance. J’étais surtout pratiquement sûr que Günthör lancerait beaucoup plus loin que moi car, actuellement, il dispose de moyens bien supérieurs aux miens. C’est l’homme à qui les 23 mètres sont promis. Aujourd’hui, j’ai encore pu souffler le petit grain de sable qui a déréglé sa machine. Je me réjouis de le retrouver à Indianapolis». Voici un bel hommage du nouveau champion d’Europe en salle vis-à-vis du recordman du monde en salle. Entre gentlemen… Interrogé à l’issue du concours, Jean-Pierre Egger fait part de son analyse : «Werner est moins mûr que Timmermann, mais pas de beaucoup. À l’échauffement, il a de nouveau allègrement dépassé les 22 mètres. Mais, lors de son premier essai, consciemment ou pas, il a senti un poids peser sur ses épaules, un rôle qui n’était pas le sien à Stuttgart, l’été dernier : celui de favori ! En Allemagne, c’est lui qui avait assommé ses adversaires en se montrant meilleur plus tôt qu’eux. Ici, sentant au cours de ses deux premiers jets qu’il avait perdu la superbe et l’aisance dont il était investi quelques minutes plus tôt peine, le deuxième essai de Timmermann à 21,69 m provoqua la fissure fatale dans son édifice nerveux. C’est aussi la preuve, réjouissante somme toute, que le robot ne parvient jamais à prendre le meilleur sur l’homme, qui reste entier, avec ses humeurs et ses émotions, que Günthör devra apprendre à mieux dominer, mais sans chercher jamais à les éliminer. Un quart d’heure après le concours, le recordman du monde répondait aux questions avec le sourire : «Timmermann m’a de nouveau précédé d’une petite longueur. Je mentirais si je disais que je ne suis pas déçu, mais je suis surtout content qu’il ait été là, car je sais maintenant qu’il me reste quelque chose à apprendre et des progrès faire : une formidable motivation pour Indianapolis, où j’espère bien le retrouver».
Le classement final de ce concours du lancer du poids des championnats d’Europe 1987 en salle est le suivant :
1. | Ulf Timmermann | GDR | 22,19 m CR |
2. | Werner Günthör | SUI | 21,53 m |
3. | Sergey Smirnov | URS | 20,97 m |
4. | Klaus Bodenmüller | AUT | 20,16 m |
5. | Karsten Stolz | FRG | 19,64 m |
6. | Rolf Saalfrank | FRG | 19,41 m |
7. | Vladimir Milic | YUG | 19,30 m |
8. | Georgi Todorov | BUL | 19,07 m |
Les championnats du monde indoor à Indianapolis
Le troisième acte de la saison indoor de Werner Günthör se déroule outre-Atlantique, à l’occasion des premiers championnats du monde en salle à Indianapolis. Il y a seulement quatre ans, l’athlétisme organisait ses premiers championnats du monde à Helsinki. Le sport le plus universel était l’un des derniers ne pas posséder sa réunion au sommet ! En Finlande, l’Europe, avec ses 30 titres, avait nettement dominé les Etats-Unis, auteurs de huit succès. Du 6 au 8 mars au Hoosier Dome d’Indianapolis, à l’occasion des premiers mondiaux en salle, les athlètes du Vieux-Continent vont tenter de confirmer leur suprématie en se frottant aux Américains, chez eux et dans leur domaine réservé : l’indoor. Les Suisses, protégés par la carrure impressionnante de Werner Günthör, sont au nombre de sept. S’ils étaient revenus sans médaille d’Helsinki, il ne devraient pas en être de même à Indianapolis : battu par Ulf Timmermann à Liévin, Werner Günthör brûle de prendre sa revanche. Son avenir social assuré après la signature d’un contrat avec un gros sponsor, le Thurgovien entend remettre les choses au point face à l’Allemand de l’Est. En tous les cas, sauf catastrophe, une médaille d’argent paraît pour le moins assurée au poulain de Jean-Pierre Egger. Günthör, qui a souffert d’une légère angine la semaine passée, est optimiste : «Jusqu’ici, lorsqu’il a été quelque peu souffrant avant une grande compétition, il est toujours monté sur le podium ! De plus il n’est plus favori, ce qui va le libérer psychologiquement; tout est donc possible». Devant 20023 spectateurs payants, le concours du poids ne pèse pas lourd au niveau du suspense. Après la première série, la hiérarchie est définitivement établie, toutefois pas avec les longueurs définitives. Timmermann débute avec 21,72 m, Günthör avec 21,47 m et Smirnov avec 20,67 m. Ces trois lanceurs ne quitteront plus le podium. C’est au troisième essai que Timmermann franchit pour la première fois les 22 mètres avec 22,11 m. Dans le même temps, Günthör manque deux essais et change de boulet. Cela ne sert à rien puisqu’il manque également le quatrième, alors que le Berlinois lance à 21,25 m. La cinquième tentative de Werner est la meilleure avec 21,61 m, puis le champion d’Europe en plein air termine son concours avec 20,94 m. Totalement libéré de la présence du Suisse, Timmermann réussit à son dernier essai un superbe 22,24 m, à deux petits centimètres seulement du record mondial de Günthör. Il n’y a rien à redire, tant la supériorité du lanceur Est-Allemand a paru évidente. D’ailleurs un coup d’œil au bilan des confrontations entre les deux hommes, celui-ci prend des allures de correction (6-1), que ni Marc Rosset ni Jakob Hlasek – nos deux meilleurs tennismen helvétiques du moment – ne voudraient subir un jour…!
Le classement final de ce concours du lancer du poids des championnats du monde 1987 en salle est le suivant :
1. | Ulf Timmermann | GDR | 22,24 m CR |
2. | Werner Günthör | SUI | 21,61 m |
3. | Sergey Smirnov | URS | 20,67 m |
4 | Gregg Tafralis | USA | 20,26 m |
5 | Lars Arvid Nilsen | NOR | 20,09 m |
6 | Ron Backes | USA | 20,02 m |
7 | Udo Gelhausen | FRG | 19,80 m |
8 | Karsten Stolz | FRG | 19,60 m |
Habituellement la saison en salle de Werner Günthör se termine après la compétition majeure de l’hiver. Mais le 14 mars, dans le cadre du Masters de la perche à Grenoble, le recordman du monde indoor s’impose facilement avec le bon jet de 21,32 m, laissant son plus proche rival à près de deux mètres.
PAB
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