Un homme à terre, qui fixe une ligne peinte au sol, toute proche, en même temps si lointaine, pour tout dire inaccessible. Tout dans son regard transpire – lui qui n’avait pas même transpiré jusque-là l’incrédulité, l’incompréhension, l’effroi même; le désespoir, déjà. Trois secondes auparavant, sa vie était encore en ordre, ses ambitions intactes et le monde tournait encore d’ouest en est. Mais les autres se sont enfuis, le laissant lui, l’un des favoris, en plan. Horizontal, le plan. Et surtout, mauvais, le plan. Il n’arrive pas à croire ce qui lui arrive. «Tombé ? Vraiment ? En êtes-vous sûrs ? Ou n’est-ce pas juste un bout d’essai de film catastrophe écrit pour les studios non loin de là… ? Un scénario, on peut toujours le modifier, n’est-ce pas ? Allez, on se refait une prise ! M… Ils sont passés où tous ? Pourquoi suis-je seul à dix mètres de cette fichue ligne ?».
Pierrot est tombé. Son rêve olympique, envolé, perdu à tout jamais dans le ciel californien de 1984. Perchés au-dessus des tribunes au travers de la ligne d’arrivée, dans nos locaux de chronométrage de Swiss Timing, mes yeux grands ouverts font concurrence à ma bouche qui vient de lâcher un énorme «Nooooonnn !», qui se veut d’oiseau. Après le cri de joie – «Yesss !» – du jour précédant, lorsqu’un autre Pierrot avait maté les Américains sur le sautoir de la perche le long de la ligne opposée, le Coliseum vibre à nouveau sous l’effet de mes cordes vocales, mais c’est un cri de détresse cette fois-ci qui résonne.
D’instinct, j’oriente immédiatement mon regard vers la zone, loin en-dessous, où les accompagnateurs ont leurs places, tout en bas des gradins, à proximité de la piste. Et je le cherche, parmi une forêt d’humains encore tout excités par l’arrivée serrée de cette série de quinze cents. Je sais qu’il est là, quelque part… J’ai eu du mal à le repérer, mais je le vois maintenant. Il est resté assis, immobile, inchangé en apparence. Que pense-t-il, mon père, à cet instant précis ? Ma gorge se serre. Je ne puis le laisser seul alors que le ciel vient de lui tomber sur la tête.
Tout en suivant d’un œil incrédule, et bientôt mouillé, l’errance misérable de Pierrot, accomplissant en zombie les derniers mètres de son parcours olympique, je quitte mon donjon en empruntant l’échelle reliant notre cabine aux gradins sous-jacents, l’échelle même m’ayant permis d’accueillir Wilma la gazelle, élégante, fascinante avec son regard qu’une touche de fard à paupières bleu magnifie, ou le papa de King Carl, tous deux en quête, comme tant d’autres tout au long des dix jours de compétition, de copies couleurs de photos finish. Je descends, me faufile dans la jungle de spectateurs aussi rapidement que possible, mais aussi lentement que nécessaire pour me laisser le temps de réfléchir aux mots de réconfort que mon cerveau, encore sous le choc, tarde à générer.
Après un parcours plus périlleux qu’il n’était apparu au premier abord, entre spectateurs en vadrouille, vendeurs de junk food et agents de sécurité à la sauce Terminator, je parviens, intact, à proximité de la douzième rangée de sièges, la sienne. Je m’arrête un instant, car je ne sais toujours pas ce que je vais pouvoir dire; et surtout j’hésite soudain à venir m’immiscer dans la sphère de désolation de mon père, lui qui a déjà vécu des instants pour le moins pénibles quatre jours auparavant à l’occasion des cinq minutes quarante-quatre qu’a duré le calvaire de Gaby Andersen-Schiess sur la piste du Coliseum pour atteindre la ligne d’arrivée du premier marathon olympique féminin. Il est à moins de cinq mètres; je reprends ma progression. Nos regards se rejoignent. Comme je l’imaginais, il ne laisse rien trop paraître de sa déception, même si le désarroi doit être en train de le submerger. Probablement en léger état de choc, il ne paraît même pas surpris par mon apparition. Pourtant, à l’intérieur, je le sais, impossible que cela ne soit pas un véritable tsunami de désespoir.
Pierrot et lui s’étaient préparés aux petits oignons pour ce rendez-vous olympique. Au vu du déroulement de la finale, courue deux jours plus tard sur un train d’enfer, et de la forme de l’oiseau, au moins aussi fort que lors de son record personnel réalisé l’année suivante, c’eût été à minima une lutte pour une médaille avec l’Espagnol bronzé, voire avec le British argenté, Seb Coe paraissant hors de portée pour l’or. Quoique… Mais en ce moment précis, même si le podium nous fait de l’œil, là, à quelques mètres sur notre droite, nous sommes bien éloignés de telles considérations; et de toute façon, on ne refait pas l’histoire… Je m’assieds à ses côtés, sans rien dire tout d’abord il me semble, si ce n’est un ou deux «Je suis si désolé pour toi, pour vous». Nous restons là, une dizaine de minutes à nous torturer l’esprit pour comprendre ce qui a bien pu se passer sur cette piste, juste là, devant nous. Les secondes, les minutes passent dans une sorte de brouillard silencieux nous enveloppant tous les deux. Le show goes on, mais sans nous. Nous sommes hors du temps, abasourdis. Je pense à Pierrot, désormais englouti dans les entrailles du Coliseum, ce monstre. Je l’imagine, seul, prostré, bloqué dans l’instant présent, irréel. On dit régulièrement que tout cela n’est que du sport, mais la plupart du temps c’est bien plus que cela.
Et puis, comme un plongeur à court d’oxygène, il me faut remonter. Quitter mon papa à ce moment est un crève-cœur. Un dernier regard triste, mais se voulant complice et réconfortant, et j’entame mon ascension. J’ai encore du travail plein les bras qui m’attend. La remontée me coûte une énergie folle, mécanique. L’espace de quelques minutes ma rétine n’enregistre plus rien. Mon cerveau, mis sur pause, me restitue, tel un fond d’écran figé, la double image d’un homme cloué au sol et de son entraîneur, hagard et impuissant. J’atteins finalement l’échelle, me hisse dans la cabine. Roland, mon collègue, m’accueille, bienveillant. À son contact, je refais surface. La vue sur le stade est époustouflante. J’arrose ce dernier d’un long et triste regard panoramique. Et soudain quelque-chose me frappe : rien n’a changé ! Le Coliseum vient d’avaler tout rond le destin sportif, mais pas seulement, de deux personnes, et rien n’a changé. Les oriflammes pendent toujours flasquement dans l’air chargé de L.A., les spectateurs continuent d’agiter leurs petits drapeaux étoilés quoiqu’il se passe – même quand il ne se passe rien -, les gobelets de pop-corn et les hot-dogs circulent toujours dans les travées. Non, le monde ne s’est pas arrêté de tourner à L.A., les estomacs ont toujours besoin d’être rechargés, même quand ils sont pleins… Et la série suivante s’est déjà courue. Avec peut-être d’autres destins bouleversés, mais qui s’en soucie ? Rien n’a changé… Pourtant, je suis à cet instant convaincu que je porterai dans mon être ces minutes cauchemardesques jusqu’à la fin de mes jours. Ce soir-là, rare occurrence dans mes jeunes années – j’ai vingt ans -, seul sur le canapé qui m’héberge quelque part dans un quartier du nord de la mégapole, je pleure. Je pleure les espoirs fracassés de deux personnes que j’aime et que j’admire. Pour eux, tout a changé ce 9 août 1984.
Près de quatre décennies plus tard, j’en suis toujours à me demander comment l’on survit sans dommage à un tel traumatisme lorsque l’on s’appelle Pierre Délèze et Jean-François Pahud. Peut-être en rebondissant vers de nouveaux objectifs… Possible, probable. Ce qu’en tous les cas chacun d’entre eux est parvenu à accomplir avec brio par la suite. Sans se retourner ? Peut-être, mais pas sûr; allez savoir. Il faudrait le leur demander, un jour.
Pierre-François Pahud
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