Courant octobre, la reprise de l’entraînement a sonné pour Pierre Délèze. Il doit se préparer pour une saison 1985 dite de transition puisqu’il n’y aura pas de grands championnats. Cette rentrée, elle se fera pourtant sans Jean-François Pahud qui ne sera plus entraîneur national. En effet, suite à une nouvelle orientation de sa carrière professionnelle, il devra, bien à regret, quitter son poste. Il restera bien sûr à l’écoute de Pierre si le besoin s’en fait sentir… En poste depuis 1972, Jean-François Pahud se retire avec la certitude du devoir accompli, tant le demi-fond national a pu progresser de manière vertigineuse durant ces treize saisons à la tête de cette discipline. Averti depuis un certain temps déjà, Pierre Délèze va devoir se prendre en charge au niveau de son plan d’entraînement. Il s’agit très certainement du meilleur moment possible pour réaliser ce changement puisque la saison 1985 ne comportera pas de grands championnats. Le programme sera encore axé sur le 1500 m car la première édition de l’I.A.A.F. Mobil Grand Prix semble fort alléchante. Entre-deux, des incartades plus sérieuses sur 3000 m surtout et sur 5000 m donneront le ton pour une transition complète sur 5000 m dès la saison 1986. Les courses sur route de l’automne 1984 conduisent Pierre Délèze le 24 novembre à Bâle pour une belle victoire à la Basler Stadtlauf avec huit secondes d’avance sur Bruno Lafranchi (ST Bern). Ce même duo participe le 1er décembre à la Course de l’Escalade à Genève. La hiérarchie est à nouveau respectée entre les deux Suisses, mais ils se font surprendre par l’Anglais Tony Leonard qui remporte facilement la course en 28’43″0 et laisse Pierre Délèze à vingt-quatre secondes. La troisième course en ville est la plus royale puisqu’elle oppose lors de la Course de Noël le 15 décembre à Sion les deux meilleurs coureurs de demi-fond suisses : Markus Ryffel versus Pierre Délèze. Ce dernier a l’avantage du terrain, qu’il connaît par cœur depuis le temps qu’il court dans sa ville. Très vite le duo lâche Bruno Lafranchi et dans les deux derniers tours l’explication est superbe d’intensité. Sur un rythme déjà endiablé, Pierre produit une belle accélération au passage du dernier tour et il prend quelques mètres d’avance qu’il peut garder jusqu’à la ligne d’arrivée. Il s’impose en 20’07″0 avec deux secondes d’avance sur le vice-champion olympique du 5000 m.
Après un camp d’entraînement de deux semaines à Las Palmas, Pierre Délèze entame la saison 1985 par une période de compétitions en salle, lancée par les World Indoor Games et poursuivie par une petite tournée aux Etats-Unis. Les World Indoor Games (Jeux d’hiver en salle en français) qui se disputent à Paris les 18 et 19 janvier sont une sorte de test pour ce qui est appelé à devenir les championnats du monde en salle, dont la première édition est déjà programmée pour 1987 à Indianapolis. Pierre prend part le premier jour aux séries du 3000 m, qu’il termine en cinquième position en 7’55″22, soit mieux que son précédent record en salle établi en 1981 à Vittel. Pour la finale du lendemain soir, le Valaisan se tient en bonne position pendant la première moitié de la course. Il prend même la tête à 1700 m de l’arrivée, l’espace d’un demi-tour, mais dès que l’allure s’accélère un peu, il doit se laisser glisser vers l’arrière du peloton. On s’aperçoit que le Valaisan n’a pas de jus et il peine à relancer sa foulée. En fait Pierre vit un calvaire car il termine loin des premiers, au dixième rang en 8’10″51. Il fait part de ses mauvaises sensations après sa course : «J’étais fatigué, sans jus. Il n’y a pas d’autres explications à donner ou à chercher… C’est un revers, mais il ne m’inquiète pas véritablement. Je me suis entraîné assez durement pendant deux semaines à Las Palmas et je l’ai sans doute payé ici à Paris. Je devrais être beaucoup plus saignant à la fin de la semaine qui s’ouvre aux États-Unis». C’est vrai qu’on n’improvise pas comme ça une telle compétition, qui a été gagnée par le Portugais Campos 7’57″63 et dont le sixième se trouve une seconde derrière seulement. Pourtant ils constituent une bonne séance d’affûtage avant son départ pour New York, prévu dans trois jours. Outre-Atlantique, il doit en principe participer à quelques réunions en salle, à New-York, Los Angeles et à San Diego. Pierre Délèze débarque donc aux États-Unis pour courir sur la distance du mile uniquement. Le 25 janvier à New York, il termine septième de la course en 4’02″33, ce qui lui permet de battre de quatre seconde et demie le record suisse détenu par Peter Wirz depuis 1982. Après avoir traversé le pays, Pierre se retrouve à nouveau en Californie où il court le 8 février à Inglewood dans la banlieue de Los Angeles en 4’00″36, nouveau record suisse en salle, pour une troisième place. La dernière course de cet hiver yankee a lieu le 16 février à San Diego et Pierre décroche une septième place en 4’02″5. Une nouvelle période d’entraînement foncier réalisée au chaud, puis le 13 avril on retrouve Pierre du côté de Port Of Spain (Trinidad & Tobago). Loin du début de sa saison estivale, il effectue pourtant un test très intéressant sur 3000 m qu’il conclut au quatrième rang en 7’57″09. C’est au début du mois de juin que Pierre commence vraiment sa saison sur piste avec un 800 m le 2 juin à Fribourg. Absolument seul sur la nouvelle piste en synthétique du stade de Saint-Léonard, Pierre réussit le joli temps de 1’50″83. Il ne le sait pas encore ce soir-là, mais il a pris part au dernier 800 mètres de sa carrière ! Quarante-huit heures plus tard il se rend à Madrid (Espagne) pour y disputer un 2000 m qu’il termine au troisième rang en 5’08″34. Le 16 juin, la Westathletic Cup se déroule à nouveau en Suisse, plus précisément au stade du Deutweg à Winterthour. Pierre Délèze court son premier 5000 m de la saison qu’il gagne assez facilement en 13’53″97. Hélas la course, tactique, était beaucoup trop lente pour qu’on en tire un quelconque enseignement : «Ce qu’on peut retenir, c’est que je devais gagner et que j’ai gagné. Mais on ne saurait parler de véritable test probatoire. Pour cela, il aurait fallu que nous tournions sur des bases de 13’30″0. Ce ne fut cependant pas une course pour rien, d’autant que le Belge Depauw m’a obligé à passer la surmultipliée dans le dernier tour, ce à quoi je ne m’attendais guère, pour dire vrai. Aux prises avec de menus ennuis de chaussures, qui m’ont gêné quelque peu au moment du sprint, j’ai vraiment dû sortir la cravache». En ce qui concerne cette nouvelle distance du 5000 m, Pierre en est encore au stade des approches Il va en disputer quelques-uns encore cette saison, tout particulièrement sous le maillot de l’équipe nationale, de manière à en assimiler, petit à petit, les subtilités. Les trois premiers kilomètres ne lui posent guère de problème, mais c’est ensuite que les choses se corsent. L’idéal serait d’avoir l’occasion, en fin de saison, de disputer un 5000 m de bon niveau afin d’en savoir vraiment plus. Histoire surtout de savoir si le pari vaut la peine d’être tenté dans l’optique des championnats d’Europe de Stuttgart en 1986. Il faut comprendre Pierre Délèze : il ne tient pas à lâcher la lumière pour l’ombre : «Sur 1500 m, je sais que je peux être au sommet de ma forme le jour J. J’étais dans ma meilleure condition aux championnats du monde d’Helsinki en 1983 et, en dépit de l’incident que l’on sait, j’étais également parfaitement affûté l’été dernier à Los Angeles. Avant de m’y lancer les yeux fermés, il faut que j’acquière la certitude de pouvoir en faire autant sur 5000 mètres». Le lendemain, il se rend à Fürth (Allemagne de l’Ouest) où il parvient à remporter la victoire en 5’04″95, soit quatre secondes plus vite qu’en Espagne treize jours plus tôt. Le dernier week-end de juin, Pierre se rend avec l’équipe nationale à Pitea (Suède). Près du cercle polaire, il doit en découdre sur 3000 m face aux hôtes, mais aussi face aux Danois, au Japonais et aux Français issus d’une équipe B. Il gagne facilement cette course en 8’01″26. Puis, comme l’an dernier, il enchaîne sur les deux meetings à Stockholm et à Helsinki. Le 2 juillet en Suède, il se classe en sixième position en 3’38″49. Deux jours plus tard en Finlande, dans un stade qu’il apprécie, il se classe deuxième en 3’38″03. C’est sur cette entrée en matière que Pierre va se ressourcer à Saint-Moritz.
La deuxième partie de la saison, axée sur le 1500 m va lui permettre de croiser le fer avec les meilleurs mondiaux et d’engranger un maximum de points dans le circuit des grands meetings européens. Appelé I.A.A.F. Mobil Grand Prix, ce tout nouveau concept imaginé par Primo Nebiolo, le Président de la Fédération Internationale d’Athlétisme, comporte un classement général entre toutes les disciplines, ainsi qu’un classement par discipline. Avec un « price money » de 542’000 dollars, les athlètes ont vite compris que leur sport était en train de se métamorphoser vers un aspect bien plus professionnel. Des points sont attribués aux huit premiers : 9-7-6-5-4-3-2-1. Un bonus de 6 points est de plus accordé en cas de record du monde. En ce début juillet, Pierre Délèze totalise dix points (trois à Stockholm et sept à Helsinki) et se trouve en sixième position. Il compte bien marquer de gros points à sa rentrée, prévue pour le 29 juillet à Oslo. Alors qu’il se trouve dans les Grisons, Pierre apprend une nouvelle incroyable : le mur des 3’30 » sur 1500 m a été franchi par deux athlètes ! Ça s’est passé le 16 juillet à Nice au cours du meeting Nikaia. Une semaine après les premiers six mètres à la perche du Soviétique Sergueï Bubka à Paris, voilà qu’une autre barrière fabuleuse, magique autant que psychologique, a volé en éclat. Au terme d’une course extraordinaire et qui fut sans aucun doute le plus grand 1500 m de l’Histoire, Steve Cram, l’élégant sujet de sa Majesté britannique, tête blonde et regard d’ange, est entré dans la postérité. Il restera comme le premier athlète à avoir couru la distance en moins de 3’30″00 : 3’29″67. En vérité, ils furent deux à s’enfiler dans l’étroite brèche. Battu d’une courte poitrine après avoir compté une bonne dizaine de mètres de retard sur son rival britannique, Saïd Aouita, en 3’29″71, est en effet lui aussi parvenu à descendre sous cette fameuse barrière. Mais il sait bien ce que vaut ce strapontin. Car dans trente ans on saura encore le nom du premier de cordée à avoir réussi cette ascension, mais on aura oublié le sien. Comme Pierre Quinon s’était dit frustré, le week-end passé, en apprenant que le russe Bubka avait été le premier à réussir le saut après lequel il rêvait depuis des mois, Aouita avait aussi la mine triste à Nice. Il a beau dire qu’il avait été gêné à plusieurs reprises lors de sa course par l’Espagnol José Luis Gonzalez, rien n’y changera. Aux yeux des statisticiens, le crack demeurera Steve Cram et la surprise n’est donc pas immense. On se souvient des championnats d’Europe d’Athènes en 1982 ou des championnats du monde d’Helsinki l’année suivante. Cram, le plus discret des champions britanniques, avait déjà frappé. En 1984, il resta un peu en retrait en raison d’une blessure et il dut se contenter de la deuxième place de la finale olympique, derrière Sebastian Coe. Après les 3’30″75 de Steve Ovett il y a deux ans, le voilà qui a repris son sceptre. Et maintenant 3’29″67 pour Cram à Nice. La discipline du 1500 m vient de connaître son plus haut fait en cette douce soirée sur la Côte d’Azur. Deux semaines après ce véritable séisme, les meilleurs milers du monde, dont bien évidemment Pierre Délèze, se sont donné rendez-vous le 27 juillet à Oslo. Au stade du Bislett, la soirée va de nouveau être historique avec pas moins de trois records du monde. Celui du 10000 m des femmes a été pulvérisé par la Norvégienne Ingrid Kristiansen en 30’59″42. Celui du 5000 m des hommes a été battu par Saïd Aouita sur le plus infime des écarts : 13’00″40 contre les 13’00″41 de l’Anglais David Moorcroft. Enfin onze jours après avoir franchi à Nice la barrière des 3’30″00 au 1500 m, Steve Cram a couru le mile plus d’une seconde plus vite que son compatriote Sébastian Coe ne l’avait fait en 1981 à Bruxelles en 3’47″33. C’est dans le dernier tour qu’il construit son record. La course a été lancée par l’Américain James Mays, un coureur de 800 mètres. Cram atteint ensuite les trois quarts de mile en 2’53″14. Il y a quatre ans, Coe, qui participait à la course d’Oslo, était passé à cet endroit en 2’52″0. Son retard, Cram le comble de prodigieuse façon. Lançant un coup d’œil derrière lui à la cloche, il allonge si bien sa foulée qu’à 200 mètres du but, Coe part à la dérive. L’Américain Steve Scott tente même de le déborder à l’entrée de la dernière ligne droite, pendant que Cram achève son dernier tour en 53″17 et décroche le record du monde en 3’46″52. Derrière ce chrono de folie, José Luis Gonzales pulvérise son record en 3’47″79, Sebastian Coe termine troisième en 3’49″22 et Steve Scott quatrième en 3’49″93. Et Pierre Délèze, où était-il dans cette course ? Et bien malheureusement Pierre a été frappé une nouvelle fois par la malchance. Dans la bousculade du départ, le Valaisan, qui avait tiré la corde, s’est retrouvé projeté à terre après dix mètres de course et il n’a pas pu reprendre sa course. La frustration est de mise car au vu de la course, Pierre aurait certainement couru aux alentours de son record (3’50″38), voire mieux. Il doit attendre le 2 août pour prendre le départ de la course suivante, un mile à Londres. En huitième position sur la ligne, Délèze joue des coudes afin de ne pas revivre, à six jours d’intervalle, le cauchemar d’Oslo. Un lièvre local tente d’emmener la course durant deux tours sur des bases honnêtes, avant d’être relayé par le Kenyan Mike Boit à la cloche. Dans la ligne opposée, Pierre porte son attaque, pour entrer en tête dans le dernier virage. Après avoir repoussé un dernier assaut de Sebastian Coe dans l’ultime ligne droite, le Suisse triomphe en 3’56″71. Une performance chronométrique moyenne qui s’explique par l’absence de très grands noms (excepté Coe) au départ de l’épreuve et par les conditions météorologiques. Le froid et le vent ont en effet considérablement gêné les athlètes. Cette victoire est très bonne à prendre pour Pierre Délèze au niveau du classement de l’I.A.A.F. Mobil Grand Prix. Il engrange 9 points et il se place désormais au quatrième rang avec 19 points, derrière Steve Scott (34 points), Steve Cram (30 points), Chuck Aragon (21 points), à égalité avec José Luis Gonzalez et un point devant le trio Ray Flynn, Pascal Thiébaut et Mike Boit.
Deux jours plus tard, le 4 août, retour au pays pour les championnats suisses à Genève. Absent de cette compétition l’an dernier à Zofingue, Pierre Délèze prend part cette année pour la première fois au 5000 m. Il gère la course devant, avec dans son sillage Kurt Hürst, le coureur de 10000 m du TV Länggasse Bern et Bruno Lafranchi (ST Bern). Sans pousser son talent, il règle l’affaire dans le dernier tour et remporte son premier titre national sur la distance en 14’06″27, avec trois secondes d’avance sur Hürst et plus de huit sur Lafranchi. «L’important était de gagner. Je souffre d’une inflammation de l’os sous le pied. Mais rassurez-vous : à Zurich, je serai bien !». Oui, Weltklasse approche. Mais avant ce rendez-vous qu’il attend avec impatience, il doit prendre part le 10 août à Budapest à la finale de la Coupe d’Europe B. Le Nepstadion, c’est un monument qui peut contenir près de 100000 places ! Mais lorsqu’il y a à peine mille spectateurs, ce n’est pas fait pour stimuler les acteurs, qui ne sont finalement pas venus que pour se battre et gagner, mais pour présenter un spectacle. Le 1500 m a fait partie des courses les plus intéressantes du jour. La course, tactique de A à Z, passe aux 800 m en 2’07″0, un temps de 5000 m. Pierre n’a pas à bouger car il sait qu’il doit en découdre avec l’Espagnol José Luis Gonzalez dans le dernier tour. C’est ce qui arrive, mais le Castillan est en grande forme – il vient de battre le record national à Nice en 3’30″92 – et il gagne en 3’45″43 et bat Délèze pour quatre petits centièmes seulement. Bien que battu d’un rien, Pierre est content de sa deuxième place : «Et pourtant, j’étais nerveux comme rarement, reconnait-il avec un sourire. C’est que, avec l’équipe suisse, j’ai toujours peur de faire un faux-pas qui pourrait lui coûter des points. Et ce week-end, il ne s’agit pas d’en perdre inutilement si la Suisse tient à rester dans le groupe B. En bref, je suis content de ma course. Lundi, je monte à nouveau à Saint-Moritz ou je resterai jusqu’au meeting de Zurich. C’est un grand rendez-vous, et il ne me déplairait pas d’y retrouver Gonzalez». Au classement final, l’Espagne remporte cette finale B avec 116 points. Elle devance la Bulgarie de trois points et la Hongrie de dix, alors que derrière la Finlande et la Suisse font jeu égal avec 82 points.
PAB
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