Magnifique champion d’Europe du saut en hauteur en salle en février 1981 à Grenoble, Roland Dalhäuser (TV Birsfelden) veut profiter de sa grande forme pour atteindre les 2,30 m, synonymes de top niveau mondial. ATHLE.ch VINTAGE retrouve le Bâlois prêt à frapper un grand coup lors de sa première sortie internationale de l’été 1981 à Eberstadt.
En réussissant 2,21 m en 1977 à Riehen alors qu’il n’est que junior, Roland Dalhäuser est tout de suite considéré comme étant un futur grand du saut en hauteur. Il lui faut certes deux ans pour gagner un centimètre avec 2,22 m en 1979 à Zoug, mais c’est bien en 1980 qu’il commence à goûter au niveau mondial. En salle, il pulvérise son record avec 2,26 m lors des championnats d’Europe indoor à Sindelfingen, une performance qu’il réédite en fin de saison estivale à Tokyo, après avoir franchi deux fois 2,24 m à Eberstadt et à La Haye, ainsi que 2,25 m à Berne. À Moscou, lors des Jeux Olympiques, le sauteur de Birsfelden décroche un magnifique diplôme olympique grâce à une très méritoire cinquième place avec 2,24 m. L’hiver 1981 apporte la confirmation de tout le bien qu’on pense du Bâlois avec une barre esquivée à 2,28 m à Macolin, puis avec une totale maîtrise du concours des championnats d’Europe indoor à Grenoble, où il passe à nouveau 2,28 m pour s’offrir le titre européen ! Quarante-huitième performer mondial de tous les temps avec ses 2,26 m en plein air et seizième mondial avec ses 2,28 m en salle, Roland Dalhäuser veut absolument démontrer que ses récents succès ne sont pas dû au hasard. Pour cela, quoi de mieux que de le prouver aux yeux de tous lors d’un meeting réunissant la crème du saut en hauteur : le meeting d’Eberstadt.
Le 6 juin 1981, il fait un temps radieux sur la petite commune du Bade-Wurtemberg. Les 2500 âmes qui vivent paisiblement au milieu des vignes sont dérangés chaque année par un cirque étrange qui met en vedette, sur la place de sport de l’école, des hommes tentant de franchir une barre installée plus haut possible. Le pire, c’est que des gens viennent des quatre coins de l’Europe pour voir ça ! Il est vrai que l’an dernier, le concours s’était soldé par un exploit retentissant de la part du Polonais Jacek Wszola. En sautant 2,35 m au premier essai, le champion olympique de Montréal avait battu d’un centimètre le record du monde que le Soviétique Vladimir Yashchenko détenait depuis juin 1978 à Tbilissi avec 2,34 m. Le Forsbury flop reprenait du même coup la suprématie sur le Straddle (saut en ventral), bien que le prodige Ukrainien ait lui aussi franchi 2,35 m, mais en salle lors des championnats d’Europe indoor 1978 à Milan. Le match sera bien vite perdu pour les amateurs du bon vieux Straddle puisque le lendemain de son exploit d’Eberstadt, Wszola n’était déjà plus seul sur les tablettes mondiales ! En effet, le longiligne junior Allemand de l’Ouest Dietmar Mögenburg passait lui aussi 2,35 m à Rehlingen ! La finale des Jeux Olympiques de Moscou – qui promettait un combat épique entre les Américains Dwight Stones, Jeff Woodard et Franklin Jacobs face aux meilleurs Européens – fut hélas tronquée à cause du boycott des États-Unis et de l’Allemagne de l’Ouest. Le spectacle fut cependant énorme au stade Lénine grâce à un Allemand de l’Est quasi inconnu du grand public : Gerd Wessig. Non seulement ce jeune de 21 ans battait le favori Jacek Wszola, mais il s’offrait en plus le record du monde avec 2,36 m ! Telle est la situation extrêmement passionnante du niveau mondial du saut en hauteur au moment d’aborder ce concours d’Eberstadt 1981.
Les vingt meilleurs sauteurs en hauteur Ouest-Allemands, convoqués par leur entraîneur national Dragan Tancic, répondent tous présents à ce rendez-vous. Autour d’eux, un gars en training rouge de l’équipe suisse fait un peu tache; il s’agit de Roland Dalhäuser, qui se tient un peu à l’écart auprès de son entraîneur Hans Mohni. Dans les tribunes, quelques Suisses ont fait le déplacement; citons en vrac Gaby Meier (Old Boys Basel), la recordwoman suisse qui vient d’améliorer sa meilleure performance à Küsnacht avec 1,87 m, le journaliste Bâlois Jürg Wirz, auteur des photos de ce concours, ainsi que l’entraîneur national du demi-fond Jean-François Pahud et son fils Pierre-François, venus en véritables connaisseurs. Bien placé, Jean-François est l’auteur de la photo principale de ce récit. Le concours commence tranquillement à 2,00 m avec les jeunes Allemands, motivés énergiquement par leur sulfureux boss, Dragan Tancic. Dalhäuser, très serein, débute le concours à 2,10 m pour un saut de réglage qui lui montre que tout est bien en place. Le Bâlois saute ensuite à 2,14 m, mais il renonce aux 2,18 m afin d’économiser ses forces. L’écrémage a eu lieu sur cette dernière barre et ils ne sont désormais plus que huit à tenter les 2,22 m. Les choses sérieuses commencent donc pour Roland Dalhäuser, qui réalise un saut si remarquable que l’ensemble du public l’applaudit comme s’il était l’un des leurs; étonnant si l’on songe que le Suisse fait plutôt penser à un loup qui serait entré dans une bergerie… Ils ne sont maintenant plus que six en lice à 2,26 m et trois franchissent facilement cette hauteur : Roland Dalhäuser, qui égale ainsi le record suisse qu’il avait établi le 16 septembre 1980 à Tokyo. Dietmar Mögenburg, l’ex-recordman du monde avec 2,35 m, et Gerd Nagel, le nouveau venu qui semble très facile, sont les deux autres Allemands à imiter le Suisse. Exit Carlo Thränhardt, Holger Marten et Paul Frommeyer, qui vont devoir refaire leurs gammes auprès de Tancic. La barre est montée de trois centimètres et c’est à nouveau Dalhäuser qui lance la série d’essais. Placé sur le côté gauche du sautoir, Dalhäuser s’élance pour sa première tentative contre son record national, qui est couronnée de succès ! Fantastique, le Suisse vient de passer 2,29 m; c’est un centimètre de mieux que Valeriy Brumel, le mythique Soviétique auteur de cinq records du monde dans les années ’60 et c’est aussi bien que l’Américain Pat Matzdorf, qui était le recordman du monde il y a à peine dix ans de cela. Si la barre avait longuement tremblé lors de son sacre indoor à Grenoble, là le saut impeccable et sans bavure. L’ambiance est encore plus festive lorsque Nagel, toujours aussi aérien, franchit également ces 2,29 m au premier essai. Par contre Mögenburg, si fort soit-il, ne parvient pas à passer cette barre. La hauteur suivante donne donc lieu à un duel singulier entre Gerd Nagel et Roland Dalhäuser. Le jury mesure méticuleusement cette barre placée à 2,31 m, synonyme de Top-10 mondial. En effet, ils ne sont jusqu’à présent que neuf (onze en comptant la salle) dans l’Histoire de l’athlétisme à avoir maîtrisé 2,31 m ou plus. Qui des deux va pouvoir entrer dans ce cercle encore très fermé des meilleurs sauteurs de la planète ? Place à Roland Dalhäuser, qui se concentre longuement. Il visualise dix fois dans sa tête le saut qu’il doit produire dans la réalité. Bien sûr il n’y a pas un bruit au moment où il entame sa course d’élan, légère et rapide. Son appel claque sur le tartan de manière vive et le propulse très haut dans les airs d’Eberstadt. Son timing est précis, ce qui lui permet d’esquiver parfaitement la barre, qui ne tremble pas le moins du monde. « Jaaa ! » crie le public totalement enthousiasmé par cette réussite. Le poing levé, Roland Dalhäuser vient de réussir l’un des plus grands exploits de l’athlétisme suisse : 2,31 m, dixième performance mondiale de tous les temps ! Après cette réussite, la pression sur Nagel est très forte. L’Allemand s’élance, il est haut, mais il retombe sur la barre : « Aaaah ! » crie le public, déçu. Rebelote lors de son deuxième essai : « Neeein ! » se lamente le public, qui aimerait bien qu’un troisième Allemand – après Mögenburg et Thränhardt – franchisse cette hauteur. Il sera exaucé car Nagel rejoint Dalhäuser à son ultime essai.
Au classement de ce concours, le Suisse mène aux essais. Il le sait bien et il laisse l’Allemand en découdre seul à 2,33 m. Roland le dira plus tard : «Les 2,33 m n’étaient tout à coup plus du tout sexy. En fait je voulais le record du monde !». Gerd Nagel ayant échoué à trois reprises, Roland Dalhäuser n’y va effectivement pas par quatre chemins : il indique qu’il veut tenter de battre le record du monde à 2,37 m. On se trouve dans la Mecque du saut en hauteur, alors que faut-il croire ? L’exploit est-il possible ? Les deux premières tentatives démontrent que non. Tout comme les trois étoiles jaunes qui ornent le maillot rouge de son club (TV Birsfelden), il veut croire en l’une d’elles. Aura-t-il encore suffisamment de jus lors de son huitième saut de la journée ? Sa course ressemble à s’y méprendre à celle qui l’a mené vers son record suisse à 2,31 m. Sauf que là, il faut réaliser ce que personne n’avait réussi avant lui. Le saut est superbe, mais l’essai est hélas manqué d’un souffle.
Dalhäuser disparaît aussitôt dans un essaim de chasseurs d’autographes. Un « 3 » derrière la virgule avait été son objectif déclaré pour cette compétition et il a tenu parole. Avec ses 2,31 m, Roland Dalhäuser confirme qu’il est désormais un membre à part entière de l’élite mondiale du saut en hauteur. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser que 2,35 m ou plus vraisemblablement 2,33 m auraient été tout à fait réalisables ce jour-là. Le Suisse aurait-il été trop gourmand ? Hans Mohni, son entraîneur depuis neuf ans, a lui besoin de temps pour digérer et appréhender cette nouvelle situation. Mais il connaît les points forts de son athlète et il reste très confiant pour son avenir car, selon lui, Roland possède une capacité de concentration et une attitude extrêmement sérieuse pour son sport.
Les observateurs Allemands en tous cas n’en reviennent pas d’avoir vu, sur leurs terres, une aussi cinglante défaite pour leurs sauteurs. Dans la forme de sa vie, le Bâlois a su battre une concurrence féroce. Contre toute attente, il doit pourtant subir des attaques verbales de l’entraîneur yougoslave des Allemands, qui a tenté lors de la conférence de presse de minimiser le succès de leur nouveau rival. Tancic a tout d’abord tenu à souligner que les relations germano-suisses en matière de saut en hauteur étaient cordiales et qu’elles se font bien volontiers. Après cette tirade, le charme se brise totalement lorsqu’il déclare : «Eberstadt n’a jamais été un objectif principal pour nos athlètes». Et lorsque le journaliste de ARD Bernd Heller déclare que Dalhäuser n’est même pas fait pour le saut en hauteur, Tancic, l’œil amusé, s’engouffre dans une analyse étonnante : «L’homme a goûté au record du monde aujourd’hui, cela en dit long. Il n’était pas fait pour le saut en hauteur il y a deux ans car il pesait huit kilos de trop. Maintenant il faut savoir qu’il y a deux types de sauteurs en hauteur qui sont forts et rapides. Le premier groupe est formé de Wszola, Wessig et tous les Soviétiques; Dalhäuser aussi. Ce sont des sauteurs qui sont statistiquement plus vite cassés. C’est prouvé. Chez le sauteur puissant, les os, les ligaments, les muscles, le pied et l’articulation de la hanche sont très sollicités. Ces sauteurs vont disparaître rapidement. Chez nous en Allemagne, l’appareil locomoteur de nos sauteurs n’est qu’à moitié moins sollicité que chez les autres. Nos gars vivent ainsi plus longtemps».
Le contre-discours de Dalhäuser ne tarde pas : «Si je peux rectifier, je dirais que je suis aussi lourd aujourd’hui qu’il y a deux ans. Mais j’ai clairement montré à quel point j’ai pu affiner ma technique et accélérer ma phase de saut. Je pense me trouver dans une situation de compromis entre les deux groupes. Bon, disons que je suis un peu plus proche de la philosophie de Tancic… Quand j’avais 17 ans, j’avais été opéré du ménisque et j’avais aussi souffert d’une blessure aux ligaments à l’adolescence. Plus tard, mon entraîneur a déclaré que ces deux blessures ne provenaient pas de l’entraînement du saut en hauteur. Jusqu’à présent, les choses se sont passablement bien passées. Je touche du bois».
Il suffisait de dire ça pour que la poisse s’en mêle. Le lendemain lors de la fameuse revanche d’Eberstadt (qui avait souri l’an dernier à Mögenburg avec un record du monde égalé à 2,35 m), Roland Dalhäuser est encore bon puisqu’il remporte une nouvelle victoire avec 2,23 m. Mais peu après, il s’en suit une descente inquiétante avec 2,21 m lors du match Suède-Suisse-France le 16 juin à Göteborg et un petit 2,17 m le 20 juin à Lausanne pour l’inauguration du stade de l’université à Dorigny. Le 25 juin on apprend par la presse que le Bâlois s’est déchiré des ligaments externes du genou gauche (heureusement ce n’est pas sa jambe d’appel) lors d’un entraînement à Zunzgen et il doit se soumettre à une opération le 1er juillet à Bâle. On rassure tout le monde, l’homme va revenir encore plus fort en 1982, notamment lors des compétitions en salle. En attendant, il faut saluer ce fantastique record suisse à 2,31 m. Ce dimanche de Pentecôte 1981 à Eberstadt fut assurément un jour historique pour l’athlétisme suisse. Avec les 85 bouteilles de vin que Dalhäuser a reçu de la part des viticulteurs du coin, il y a de quoi trinquer à cet exploit pendant un bon moment.
PAB
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