Fidèle à son programme établi, Philippe Clerc prend part le 29 juin à la troisième édition de la Coupe Romande disputée en nocturne à la Pontaise. En courant en 10″8 et en 21″8, il a déjà rehaussé son curseur d’un cran vers le haut. Avec un peu d’influx nerveux en plus, on pourrait très rapidement le retrouver proche de son niveau de la saison 1967. C’est ce qui va se passer dès le 2 juillet, lors d’un meeting international de Zurich salvateur. Sur 100 m, son départ est absolument catastrophique; mais au lieu de subir comme ces dernières semaines, le Lausannois choisit d’oublier ses bandages et courses passées, pour lutter face à ses adversaires. Cette attitude fonctionne plutôt bien car il reprend facilement Marcel Kempf et Ueli Staub, puis il revient sur Claude Piquemal, le champion d’Europe 1962 à Belgrade. Grâce à son fameux cassé, le Français devance le Suisse sur le fil, mais les deux hommes sont crédités de 10″5. Ce retour en forme est confirmé ensuite sur 200 m où Clerc réalise 21″4. C’est la juste réaction que l’on attendait de sa part.
Les championnats romands qui se déroulent les 6 et 7 juillet à Lausanne voient Philippe Clerc triompher sur 100 m dans un chrono de 10″8 jugé très sévère. La face sombre du chronométrage manuel commence à faire trop souvent parler d’elle. Il serait grand temps que la technique moderne se penche sur ce problème, qui ressemble parfois à une loterie. Comme déjà évoqué, on parlera de cet épineux sujet un peu plus loin dans cet ouvrage (voir lors de la saison 1972), avec des exemples flagrants.
Après un moment consacré à l’entraînement, Philippe Clerc reprend la route le 27 juillet en direction d’Aarau pour une réunion nationale qui va lui redonner le sourire. Sur 100 m, ses problèmes récurrents au niveau de sa mise en action sont toujours d’actualité, mais la nouveauté réside par le fait que sa foulée se délie bien plus tôt dans la course, ce qui lui permet de remonter plus facilement ses adversaires et de battre sur le fil Ruedi Oegerli en 10″5. Sur 200 m, son départ est en revanche foudroyant, son virage très stable et sa ligne droite pratiquement comme aux plus beaux jours. On a enfin reconnu l’homme qui fut le meilleur sprinter suisse de la saison dernière. Dans un style impeccable, il obtient un joli 21″2 qui va lui donner du baume au cœur en vue des championnats suisses à venir.
La grande fête que représentent les championnats suisses est particulièrement attendue en ce week-end des 3 et 4 août à Zurich. Il y a avait la grande foule au Letzigrund; sans doute qu’il y avait beaucoup de curieux, désireux de voir cette fameuse piste en tartan. Samedi, le 200 m se résume en un duel entre Philippe Clerc et Ruedi Oegerli. Le départ du Lausannois est bon et son virage semble excellent. Mais contre toute attente, l’Argovien est à sa hauteur en sortie de virage. Cette situation provoque une crispation dans la foulée de Clerc, ce qui lui fait perdre quelques mètres qu’il ne peut rattraper. Avec 21″5 et trois dixièmes d’avance, Oegerli est un joli champion suisse. Quant à Philippe Clerc, cette deuxième place le remet à l’honneur; tout est finalement bon à prendre après avoir vécu une saison quelque peu ébranlée dans ses convictions. La marque du grand champion va ressurgir le lendemain à l’occasion du 100 m, lors d’une course d’une importance capitale aux yeux du Lausannois. Une fois n’est pas coutume, son départ est excellent. Autoritaire comme jamais il ne l’avait été jusqu’à ce jour, Clerc se porte en tête aux 60 mètres. La meute composée du véloce Max Barandun, du puissant Ruedi Oegerli et du gigantesque Edy Hubacher (le recordman suisse du poids et du disque) est à ses trousses, mais elle ne voit finalement que les talons du sprinter de Territet. Vainqueur en 10″3, Philippe Clerc obtient ainsi une première fois la limite pour les Jeux Olympiques de Mexico. Joyeux comme un gamin avant Noël, il lance sa médaille d’or en l’air, sous les ovations du public. Il vient de gagner un pari sur l’avenir, après avoir retrouvé des atouts à un moment décisif de la partie qu’il jouait si mal depuis le début de la saison.
Si Philippe Clerc a tout à coup pu reprendre confiance, c’est dû au fait qu’il a trouvé des réponses à ses questions, surtout par rapport à son entraînement de musculation : «En fait j’ai été mis sur la voie par mon ami Gérard Dyens, le sauteur en hauteur du Stade Lausanne. J’en ai ensuite parlé avec mon autre pote de Genève, Michel Portmann. Le recordman suisse du saut en hauteur avait connu les mêmes problèmes que moi il y a quelques années. Mais c’est avec Armin Scheurer que j’ai approfondi la question. L’entraîneur de Macolin avait fait une expérience intéressante avec les décathloniens dont il s’occupe. Tout au long de l’année, ses athlètes effectuaient un certain travail de musculation. À l’époque des Fêtes de Noël, ils étaient contraints au chômage, toutes les salles de poids et altères étant fermées. Or, après cette interruption, Scheurer constata que le rendement de ses décathloniens avait diminué de 20% environ. C’est ce qui s’est produit cette saison en ce qui me concerne. Plusieurs fois j’ai eu l’impression d’avoir les jambes en coton. Depuis quelques semaines, j’ai tenu compte de l’expérience et des conseils de M. Scheurer. Je n’arrive pas encore à doser avec précision ma préparation aux poids et altères, mais il y a déjà eu de grands progrès il y a dix jours à Aarau et ici aux championnats suisses à Zurich. Mes résultats de samedi m’avaient donné une grande confiance et je n’avais pas renoncé comme on aurait pu le croire. J’ai gagné le 100 m parce que j’ai enfin réparé mes erreurs. Désormais je pense réellement être en mesure de toujours m’imposer sur 100 m et sur 200 m au niveau national. Je vais surtout pouvoir m’attaquer aux minimas olympiques qui me manquent encore».
Motivé comme jamais, Philippe Clerc se rend le 7 août à Stuttgart pour un nouveau 100 m. Hélas les conditions atmosphériques ne sont pas très favorables et il n’est pas possible de briller sur la piste du Neckar Stadion. Ses 10″7 ne sont pas catastrophiques en soi, mais ils montrent bien toute la difficulté qui existe dans sa quête olympique, malgré son récent regain de forme. La météo est vraiment capricieuse en ce début du mois d’août, au point que plusieurs disciplines du match France – Allemagne de l’Ouest – Suisse à Thonon ont dû être annulées. Clerc sait qu’il n’a plus beaucoup d’occasion pour réaliser les deux fois 10″3 qu’on lui demande s’il veut aller à Mexico dans deux mois. Le Lausannois profite d’une accalmie pour se rendre le 10 août à Yverdon. Malgré une piste lourde, Clerc réussit un excellent départ, puis déploie sa foulée des grands jours. Mais à l’impossible nul n’est tenu, le chronomètre est décevant avec un nouveau 10″7.
Une nouvelle paire de chaussure comme arme secrète
Le 16 août, le temps se fait clément et ça tombe bien car une nouvelle compétition se déroule au Letzigrund, en l’occurrence le match Suisse – Pologne. Tout se prête à ce que cette rencontre inédite soit passionnante. Sur 100 m, Philippe Clerc semble bien en jambes. Son départ est encore une fois bon et sa course limpide avec une nette victoire. Il paraissait très vite, mais est-ce que les 10″3 ont été bloqués par les chronométreurs imbriqués sur leur échelle en face de la ligne l’arrivée ? Hélas non car le haut-parleur annonce qu’il a réalisé 10″4. En entendant cette nouvelle, le Lausannois fait un geste qui trahit son immense déception : «Pour moi tout semble être fini. Si j’avais réussi 10″3, donc la deuxième limite exigée, je serais revenu à Zurich la semaine prochaine, mais maintenant le jeu n’en vaut plus la chandelle car je pense que j’ai perdu toutes mes chances aller à Mexico».
Dans les gradins, un homme attire l’attention sur lui en affirmant que Philippe Clerc porte des souliers spéciaux. Il s’agit de Jack Müller, un entraîneur schaffhousois (qui est le grand artisan des succès de Meta Antenen). En joignant le geste à la parole, Müller sort de sa valise une chaussure totalement inédite, créée par la marque Puma. Collant comme un gant, ce soulier comporte six rangées de pointes minuscules très rapprochées l’une de l’autre, toutes d’une longueur de 4 mm et ressemblant à de simples aiguilles. Ce qui est désormais appelé « la chaussure-brosse » est devenu l’arme secrète pour un certain nombre d’athlètes suisses. Hansruedi Knill (LS Brühl St. Gallen) a récemment battu le record suisse du 1500 m (3’41″5) avec une paire similaire, tout comme l’ont fait aujourd’hui à Zurich Meta Antenen sur 80 m haies et Daniel Riedo (AS Pratteln) sur 110 m haies.
Outre-Atlantique, ces nouvelles chaussures munies de soixante-huit mini-pointes sont appelées « Brush Spikes ». Elles permettent à de nombreux athlètes américains de briller lors des Trials US qui ont lieu en septembre sur la piste en tartan et en altitude d’Echo Summit. Deux records du monde tombent grâce à John Carlos sur 200 m en 19″7 et à Lee Evans sur 400 m en 44″0. Cependant quelques jours seulement avant les Jeux Olympiques de Mexico, sur pression de la firme Adidas auprès de la Fédération Internationale, la chaussure-brosse de Puma sera jugée trop dangereuse et immédiatement interdite par l’I.A.A.F. Ainsi tous les athlètes qui l’ont porté durant ces derniers mois, y compris les Suisses, voient tous leurs chronos annulés. John Carlos et Lee Evans perdent ainsi leur nouveau record du monde.
En Suisse, il ne reste plus qu’une semaine et deux meetings au Letzigrund pour espérer atteindre les minimas olympiques. Philippe Clerc doit renouveler par deux fois ses 10″3 sur 100 m ou ses 21″0 sur 200 m. Ça semble trop pour un seul homme ! On le retrouve pourtant le samedi 24 août à Zurich pour la première partie de sa quête d’un ticket pour Mexico. Le 100 m va lui donner dans un premier temps une très belle satisfaction avec un second 10″3 qui le remet bien en selle en vue de parvenir à ses objectifs. Si le verdict du chrono lui a été favorable, celui de l’anémomètre apporte en revanche un mauvais coup avec une vitesse de vent annoncée trop forte (+3,0 m/s), ce qui risque bien d’être rédhibitoire pour le Lausannois. Un peu plus tard sur 200 m, le vent est du même acabit (+3,2 m/s), ce qui pousse Clerc vers un joli 21″1 bien inutile. Alors qu’il est en train de rejoindre la ligne de départ pour aller récupérer ses affaires, Philippe Clerc est interpelé par un homme d’une cinquantaine d’année et, dans un français relativement correct, il lui dit : «Vous permettez Monsieur Clerc ? Je voulais juste vous dire quelque chose. Je vous ai bien observé durant votre 200 m. Vous avez tout pour réussir 20″5 sur cette distance l’année prochaine. Il vous manque juste un peu de force là (en montrant du doigt les muscles abdominaux). Ne vous en faites pas pour cette saison un peu difficile. Les plus grands ont traversé des périodes semblables. Bonne chance !». Ragaillardi par ces belles paroles, le sprinter du Stade Lausanne décide de tenter sa chance jusqu’au bout en prenant part à un nouveau meeting organisé le jeudi suivant à Zurich, puis à celui de la dernière chance samedi à Friedrichshafen. Le 29 août, son état de santé n’est pourtant au top car il avait ressenti durant la semaine son ancienne blessure musculaire lors d’un entraînement. En courant au Letzigrund sous piqûre, l’étudiant en médecine vaudois prend un risque énorme qui ne va pas payer dès sa première course sur 100 m. Après un bon départ et une belle accélération, il doit stopper sa course et laisser ainsi s’évanouir son rêve olympique…
Alors que tout le monde pensait que Philippe Clerc était en pause pour soigner sa blessure, on le voit au départ du 100 m du Disque d’Or le 7 septembre à Vidy. Dans des conditions parfaites – qui permettent notamment à son ami Gérard Dyens de battre le record vaudois du saut en hauteur en franchissant pour la première fois 2,00 m ou à Jean-François Pahud (Lausanne-Sports) de battre son meilleur temps sur 3000 m en 8’26″7, à neuf dixièmes seulement du record vaudois appartenant depuis 1960 à Claude Vernez (US Yverdon) en 8’25″8 – Philippe Clerc, lui, se retrouve au départ du 100 m face à Jean-Louis Ravelomanantsoa, un Malgache qui a déjà couru à deux reprises en 10″1. Actuellement en stage à Font-Romeu, il déclare pourtant être en petite forme. Son départ, loin d’être parfait, corrobore effectivement ses dires car Clerc possède deux mètres d’avance après trente mètres de course. Bien en ligne, le petit sprinter de Madagascar revient progressivement sur le Lausannois, mais ce dernier retrouve des ressources pour conserver un avantage d’une poitrine. Les deux hommes sont crédités de 10″4 sur cette piste de Vidy pas forcément rapide, ce qui aurait pu valoir un facile 10″3 sur le tartan de Zurich. Un peu plus tard dans l’après-midi, pour mieux montrer sa bonne forme actuelle, Philippe Clerc réussit en toute décontraction 49″4 sur 400 m. On peut regretter amèrement cette forme tardive, si tardive même que les sélectionneurs vont l’oublier pour le prochain match Grèce vs Suisse. Sa fin de saison se solde par deux 100 m chronométrés en 10″9 le 14 septembre à Fribourg lors du Mémorial Humberset et en 10″7 à Rome le 29 septembre lors d’un match représentatif contre l’Italie.
Philippe Clerc ne fait donc pas partie du voyage en direction de Mexico, où l’équipe suisse ne va briller à l’Estadio Olimpico que par Urs von Wartburg et Meta Antenen, tous deux classés huitième respectivement au javelot et du pentathlon. Unique sprinter helvétique en lice, Hansruedi Wiedmer se classe sixième de sa série du 100 m en 10″7. Sur le demi-tour de piste, il réussit un joli 21″0 en séries, puis 21″4 en quarts de finale. Le niveau atteint lors des finales de sprint est tout simplement ahurissant. Sur 100 m le 14 octobre, tout est paré pour vivre un événement explosif car pour la première fois aux J.O., pas un seul athlète blanc n’est au départ ! Comme à Sacramento en juin dernier lors de la finale de la « nuit de la vitesse », c’est le petit Mel Pender qui se propulse en tête. Mais Jim Hines n’est pas loin et revient à sa hauteur aux cinquante mètres. Son style un peu déhanché lui fait développer une foulée majestueuse qui lui permet de se détacher irrésistiblement dans les vingt derniers mètres. Le buste cambré, il coupe le fil avec un mètre d’avance sur le Jamaïcain Lennox et l’Américain Charles Greene, diminué par une élongation à la cuisse. Très vite le panneau électronique s’allume et affiche le chrono de 9″9. Aux yeux du grand public, Hines égale son temps de Sacramento; en réalité, il le dépasse largement car le chronométrage électronique au 1/100 s’inscrit à 9″95 (contre 10″03 en Californie). Selon les critères établis à ce moment-là, ces 9″95 valent 9″7 manuels. À 22 ans, le champion olympique, tout comme Bob Hayes en 1964, passe professionnel de football américain au lendemain des Jeux. Le 16 octobre sur 200 m, on a droit à un nouveau morceau d’anthologie pour la finale du 200 m. Tommie Smith, tenaillé par une douleur récurrente, ne part pas vite au contraire de John Carlos qui accomplit un virage prodigieux. Chronométré en 10″2 au 100 m, Carlos possède alors deux mètres d’avance en sortie de virage. Mais à mesure que sa cadence frénétique s’estompe, celle de Smith se déploie majestueusement et aux 150 mètres les deux hommes se retrouvent côte à côte. Carlos se retourne stupéfait et voit son adversaire s’envoler. Tommie Smith se permet de couper son effort à quinze mètres du fil, en levant les bras au ciel; il est chronométré en 19″8, un record du monde que l’on traduira un peu plus tard en 19″83. John Carlos, crispé, perd la médaille d’argent au centième face à l’Australien Peter Norman, inattendu deuxième en 20″0. Sur le podium, le poing ganté en l’air et la tête baissée pendant l’hymne national, Smith et Carlos entendent ainsi protester contre le sort fait aux Afro-Américains dans leur pays. Le lendemain, ils paient cash leur audace et sont bannis du village olympique. Acquis à la cause des deux Américains en portant le badge de l’Olympic Project for Human Rights, Peter Norman subit à son retour en Australie un véritable ostracisme de la part des autorités sportives de son pays.
Trouver un équilibre psychique afin de briller en 1969
De son côté, très certainement galvanisé par ces courses fabuleuses de Mexico, Philippe Clerc se doit maintenant de réagir en se relançant dans la bonne voie. Il serait effectivement préférable de passer de téléspectateur éclairé à acteur principal consacré lors des prochaines grandes compétitions. Justement, en 1969, les championnats d’Europe à Athènes représenteront une échéance idéale pour lui. Mais comment faire après avoir connu une saison 1968 très compliquée durant laquelle il nous a fait passer tour à tour de l’espoir (parfois) à la déception (souvent) ? Bien entendu il est indéniable que Philippe Clerc reste un grand champion en puissance. Peut-être lui manque-t-il encore, pour se révéler définitivement, cet équilibre psychique que le Malgache Jean-Louis Ravelomanantsoa, finaliste du 100 m à Mexico, considère comme l’une des qualités essentielles et absolument indispensables à la réussite. Philippe Clerc en est convaincu car c’est sur ce point précis qu’il portera son attention, en parallèle de sa prochaine préparation physique hivernale.
PAB
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