L’athlétisme féminin en Suisse a mis énormément de temps à se mettre en place. Longtemps ignoré voire même moqué, le mouvement ne s’est pas développé comme prévu jusqu’aux années ’50. Quelques exceptions sont cependant à mettre en valeur au cours de la première moitié du XXe siècle. C’est le cas de la Tessinoise Ilsebill Pfenning, une spécialiste du saut en hauteur qui va réussir une performance qui a eu en son temps la valeur d’un record du monde, mais qui est passée totalement inaperçue des bilans de l’I.A.A.F. durant 35 ans… ! Bien sûr il y a une raison à tout cela, c’est pourquoi il faut reprendre les faits les uns après les autres.
En 1936, une Tessinoise de 18 ans, Ilsebill Pfenning (FC Lugano), apparaît dans les bilans du saut en hauteur. Son style n’est pas le traditionnel saut en ciseaux, mais le spectaculaire rouleau occidental appelé aux États-Unis « Western Roll ». Cette technique est celle qui avait été popularisée par l’Américain George Horine en 1912 en devenant le premier homme à franchir une barre placée à 2,00 m. Quant aux femmes, c’est Mildred Didrikson qui reste la dernière recordwoman du monde dans ce style avec ses 1,65 m réussis lors des Jeux Olympiques de 1932 à Los Angeles. La différence fondamentale entre le rouleau occidental et les différents styles en ciseaux réside dans la direction d’approche – du côté opposé, de sorte que la jambe de décollage est celle la plus proche de la barre. Dans le cas de la Tessinoise, on la voit partir du côté gauche du sautoir. Après sa course d’élan, elle réalise son appel de la jambe droite qui est vigoureusement propulsée en direction de la barre, ce qui soulève son corps dans une position sur son côté gauche au-dessus de la barre, avec sa jambe droite repliée sous sa jambe d’appel. Après avoir franchi la barre, son corps pivote pour faire face au sol et son atterrissage dans le sable s’exécute tant bien que mal sur sa jambe droite et ses deux mains. La clé de ce « Western Roll », c’est d’assimiler le soulèvement rapide de la jambe d’appel en direction de la barre, ce que la jeune Ilsebill semble s’en accommoder avec facilité. Alors que le record suisse du saut en hauteur est détenu depuis 1935 par Rösl Grunkin (Old Boys Basel) avec 1,45 m, Ilsebill Pfenning franchit 1,50 m le 30 août 1936 lors des championnats suisses au stade Utogrund à Zurich. La progression de la Tessinoise se poursuit le 13 juin 1937 à Lugano avec un saut à 1,54 m, puis deux mois plus tard le 8 août lors des championnats à Bâle où ses 1,57 m font sensation. Ilsebill Pfenning arrive ainsi aux portes du niveau international puisqu’elle pointe à la fin de cette saison 1937 au douzième rang mondial de la discipline. Dès lors l’objectif d’une participation aux championnats d’Europe de 1938 à Vienne se concrétise grâce à son nouveau record suisse le 4 septembre à Varese où elle franchit 1,60 m, soit la huitième performance mondiale de la saison. En compagnie de la lanceuse de javelot Lux Stiefel, Ilsebill débarque les 17 et 18 septembre à Vienne pour les championnats d’Europe. La Tessinoise se sent tellement en forme, qu’elle tente la veille de la compétition à l’entraînement une barre placée à 1,70 m. Malheureusement ces efforts lui ont coûté pas mal d’énergie et son concours ne se passe pas très bien puisqu’elle termine au septième rang seulement avec 1,55 m. La gagnante, l’Allemande Dora Ratjen, a franchi 1,70 m soit un nouveau record du monde. On reparlera pourtant bientôt d’elle, mais en termes nettement moins flatteurs…
En 1939, Ilsebill Pfenning franchit 1,56 m seulement, mais elle se reprend bien le 9 mai 1940 à Turin où elle égale dans un premier temps son record de Varese en 1938 avec 1,60 m, puis elle passe également la barre suivante, placée à 1,63 m. Il s’agit là d’un record suisse d’un superbe niveau, qui représente la deuxième performance mondiale de la saison. Elle confirme sa belle forme avec un cinquième titre suisse national le 25 août 1940 à Bâle où elle franchit 1,60 m.
On en arrive à ce 27 juillet 1941 à Lugano, où Ilsebill Pfenning prend part à une compétition régionale. Sur son sautoir d’entraînement du vénérable Campo Marzio, la sauteuse de 25 ans laisse ses jeunes camarades débuter le concours. Magda Vavassori et Luigina Roda franchissent toutes deux 1,25 m. Il est maintenant 16 heures et, seule en lice, Ilsebill Pfenning débute son concours à 1,50 m, soit une hauteur d’échauffement, qu’elle franchit bien sûr au premier essai. Il en va de même pour les deux barres suivantes à 1,55 m et à 1,60 m. La facilité avec laquelle elle a pu passer ces deux hauteurs lui donne l’idée de faire placer la barre directement à 1,66 m. Sur la gauche du sautoir, elle se concentre sous les yeux des spectateurs qui se sont massés aux alentours de l’aire d’élan. La sauteuse a déjà tenté cette hauteur il y a un peu plus d’une année du côté de Turin après avoir amélioré son record suisse avec 1,63 m et elle sait depuis longtemps qu’elle a cette hauteur dans les jambes. C’est parti, la course d’élan est bien rythmée, l’appel est vif et sa jambe droite décolle rapidement en direction de la barre. Son style, le « Western Roll », est exécuté à la perfection et au moment d’effectuer son retourné, ses deux jambes et son bassin ont franchi cette latte placée à 1,66 m. Elle retombe à quatre pattes dans le sable, sous les vivats du public, et elle célèbre ce magnifique nouveau record suisse pulvérisé de trois centimètres d’un coup. La fête est belle, mais il faut retrouver le calme pour la hauteur suivante à 1,68 m. Malgré un bon engagement, les trois tentatives sont hélas manquées chaque fois de très peu. Ilsebill en reste donc à ses 1,66 m, ce qui la comble déjà au plus haut point.
L’histoire de ce magnifique record suisse aurait dû s’arrêter là. Mais c’était sans compter un coup de théâtre magistral, qui n’a pourtant jamais eu écho en Suisse. Pour comprendre ce qui s’est vraiment déroulé, il faut d’abord revenir au 18 septembre 1938, date du concours du saut en hauteur des championnats d’Europe à Vienne car c’est le point de départ d’une folle histoire. On avait vu que la vainqueur, l’Allemande Dora Ratjen, avait gagné le titre européen en battant le record du monde avec un saut à 1,70 m. À son retour en Allemagne, dans le train express reliant Vienne à Cologne, le conducteur du train a signalé à la police du poste de Magdebourg qu’il y avait un homme déguisé en femme dans le train. Dora Ratjen a été ordonnée de descendre du train et interrogée par la police. Elle a montré ses documents authentiques qui disaient qu’il était une femme, mais après quelques hésitations, a admis être un homme et a raconté son histoire. Un médecin a été convoqué et après un examen, Ratjen a été déclaré être un homme. L’athlète a été arrêté et envoyé au sanatorium sportif de Hohenlychen pour de nouveaux tests, avec les mêmes résultats. La procédure pénale s’est poursuivie jusqu’au 10 mars 1939, date à laquelle le procureur a déclaré : « La fraude ne peut pas être considérée comme ayant eu lieu parce qu’il n’y avait aucune intention de récolter une récompense financière ». Ratjen promet aux autorités qu’il cesserait de pratiquer le sport avec effet immédiat. Le père de l’athlète, Heinrich Ratjen, insiste d’abord sur le fait que Dora devait continuer d’être traitée comme une femme. Mais le 29 mars 1939, il écrit au chef de la police de Brême en demandant de changer le prénom de l’enfant en Herrmann. La médaille d’or remportée par Ratjen est alors restituée et son nom est radié de la liste des records du monde.
Mais pourquoi donc une telle supercherie ? La rumeur semble indiquer que les nazis aient fermé les yeux sur une ambiguïté sexuelle pourtant évidente, afin de barrer la route à la favorite du saut en hauteur dans les années 1930 : Gretel Bergmann, une juive allemande. Interrogée en 2009, elle insistait toujours sur le fait qu’un plan nazi – de déguiser Ratjen en femme pour participer aux Jeux olympiques de 1936 à sa place – existait. Le film « Berlin 36 », sorti en 2009, relate cette histoire. Quant à la Britannique Dorothy Odam, vice-championne olympique en 1936 à Berlin, elle n’a jamais été dupe. Lorsqu’elle a franchi 1,66 m le 29 mai 1939 à Brentwood, elle pensait bien détenir le vrai record du monde. Elle explique : «Ils m’ont écrit en me disant que je ne détenais pas le record. Alors je leur ai répondu en disant que ce n’est pas une femme, c’est un homme ! Ils ont fait des recherches et l’ont retrouvé dans un bar en tant que serveur appelé Hermann Ratjen. J’ai donc récupéré mon record du monde». Effectivement, le record du monde de Dorothy Odam a été officiellement reconnu par l’I.A.A.F. en 1957. Il en va de même pour la Sud-Africaine Esther van Heerden qui a égalé le record de Dorothy Odam le 29 mars 1941 chez elle à Stellenbosch. Elle figure en-dessous de la Britannique dans la liste des records du monde. Cette liste de l’évolution des records du monde du saut en hauteur féminin ignore pourtant la ligne dévolue à Ilsebill Pfenning et met à la place le nom de la Néerlandaise Fanny Blankers-Koen avec, dans le même concours le 30 mai 1943 à Amsterdam, des performances à 1,67 m, 1,69 m et 1,71 m.
Quand Ilsebill Pfenning a sauté 1,66 m le 27 juillet 1941, le sport appelé alors « athlétisme féminin » a encore du mal à se faire reconnaître en Suisse. Aussi personne n’avait réalisé qu’il s’agissait du record du monde égalé. Le Genevois David Moriaud, le Président du département d’athlétisme de l’A.S.F., assurait alors que le record du monde de Dora Ratjen de 1,70 m était toujours valable. C’est ainsi que le protocole officiel n’a jamais été transmis à l’I.A.A.F. Au milieu des années ’70, l’historien de l’athlétisme suisse Fulvio Regli est en train de travailler avec Roman Bussmann sur le second volume du livre « Menschen, Meter und Minuten ». Par hasard, il découvre dans les archives de la Fédération Suisse d’Athlétisme le fameux protocole de la compétition de Lugano ! Tout y est : les signatures des juges-arbitres et même une lettre d’accompagnement, l’ensemble en trois exemplaires ! Sans hésiter, la F.S.A. envoie ces documents à Londres, à l’attention des statisticiens de l’I.A.A.F. Après une minutieuse vérification, l’instance reconnaît officiellement ce record du monde en 1976, soit 35 ans après sa réalisation. Le certificat de reconnaissance de l’I.A.A.F. est remis à Ilsebill Pfenning par le Président du canton du Tessin, Monsieur Geo Camponovo. Elle reçoit également une plaque commémorative le 18 août 1976 lors du meeting Weltklasse à Zurich. «Mieux vaut tard que jamais», commente-t-elle ce jour-là. Son record suisse a finalement tenu 28 ans. Ce n’est en effet qu’en 1969 qu’il a été nettement amélioré, d’abord par Beatrice Graber (LC Winterthur) avec 1,70 m, puis surtout par Trix Rechner (GG Bern) avec 1,74 m et 1,77 m. Il faut dire que la technique du Fosbury flop qui venait d’apparaître était bien plus facile à utiliser que le « Western Roll » pratiqué à l’époque par la Tessinoise. Convaincue qu’elle aurait pu sauter plus haut, Ilsebill Pfenning met pourtant un terme à sa carrière en 1942. Elle se marie avec le Dr Fiechter et elle déménage près de l’hôpital de Zollikerberg. Elle décède le 19 mai 1999, à l’âge de 83 ans. Elle restera à jamais la toute première Suissesse recordwoman du monde.
PAB
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