Le 1er juillet 1906, date des premiers championnats suisses d’athlétisme organisés à Genève par le F.C. Servette, les concurrents n’ont pas vraiment conscience qu’ils sont les pionniers d’une fabuleuse histoire, celle de l’athlétisme helvétique. Bien sûr, le niveau atteint ce jour-là est forcément décalé par rapport à ce qu’on peut connaître de nos jours. Saison après saison l’intérêt pour ce sport ne cesse pourtant de croître, tant et si bien qu’on assiste en 1913, une nouvelle fois à Genève, à d’excellents championnats suisses, taxés comme étant les meilleurs de l’histoire. Ce bel élan va être interrompu abruptement par la mobilisation lors de la Grande Guerre; ainsi les championnats nationaux de 1914 et de 1915 sont logiquement annulés. Le mouvement reprend de l’ampleur dès 1919 et à l’occasion des Jeux Olympiques de 1920, quatorze athlètes suisses défendent les couleurs helvétiques à Anvers. Parmi eux figurent déjà trois des athlètes phares de la décennie : Paul Martin (Cercle des Sports de Lausanne), Ernst Gerspach (Old Boys Basel) et Josef Imbach (CA Genève). C’est ce dernier qui restera potentiellement le premier Suisse de l’histoire de l’athlétisme à faire parler de lui avec un niveau de format mondial. Potentiellement, écrit-on, car malheureusement les dirigeants de l’athlétisme suisse ont été pour le moins frileux suite à un grand exploit réalisé lors des championnats suisses 1920 à Genève. Retour sur cette journée particulièrement faste pour le sprinter Genevois Josef Imbach.
Lucernois d’origine, le parcours de cet athlète est absolument atypique puisqu’il est passé du cyclisme au sprint de classe mondiale, en passant par les courses de fond ! Il y a mieux pour affiner les fibres rapides d’un sprinter, n’est-ce pas ? Champion suisse du 1500 m en 1916, puis du 800 m en 1918, le prodige du CA Genève de 25 ans s’aligne désormais sur 100 m l’année suivante. Le 17 août 1919, il égale d’abord à Genève le record suisse détenu par Adolf Rysler (TV/AS Zürich) en 11″2. Une semaine plus tard, le 24 août, il est chronométré en 11″0 lors des championnats suisses à Berne. Ce très joli record le place parmi les meilleurs Européens et c’est logiquement qu’il se prépare spécifiquement pour les Jeux Olympiques d’Anvers, qui représentent clairement son objectif pour la saison 1920. Josef Imbach est en forme étincelante cet été là et il va le prouver le 25 juillet à l’occasion des championnats suisses à Genève. Dès les séries, l’épreuve du sprint court donne lieu à de fort belles luttes. Dans la première course, le Genevois Henri Nozières gagne en 11″4 devant le Bernois Walter Leibendgut, à un mètre. Le Zurichois Adolf Rysler est troisième, tan dis que le Grison Christian Schuler, qui s’est froissé un muscle, abandonne aux 60 mètres alors qu’il était à la hauteur de Nozières. La deuxième course permet à Imbach, mal parti, de pousser à fond pour remonter le Genevois Victor Moriaud et de le laisser à huit mètres. Deux chronomètres enregistrent 10″7, alors que deux autres indiquent 11″0. D’après le règlement, on devrait prendre la moyenne, ce qui constituerait un record suisse à 10″8. La commission d’athlétisme de l’Association Suisse de Football et d’Athlétisme (A.S.F.A.) décide cependant de ne pas l’homologuer ! Ce n’est que partie remise car la finale de ce 100 m promet monts et merveilles avec Nozières, Leibendgut, Moriaud et Rysler en adversaires de qualité pour Imbach. En creusant leurs marques dans le sol de la piste du stade de Frontenex, les cinq sprinters constatent que le vent est légèrement favorable. Tous les ingrédients sont réunis pour la réalisation d’un exploit. «Rarement une finale de 100 mètres n’aura présenté un aussi vif intérêt», disent en cœur les journalistes présents dans les tribunes du stade. Ils se demandent également si Imbach pourra battre Nozières, dont on a semble-t-il quelque peu vanté la qualité sur cette distance. La réponse à leur question tombe très vite : Imbach passe irrésistiblement en tête aux cinquante mètres et termine avec trois bons mètres d’avance sur Nozières, alors que Leibendgut se classe au troisième rang, Rysler au quatrième et Moriaud à la cinquième place. Tout est allé si vite dans cette finale qu’on s’imagine bien, dans les travées du stade, qu’un exploit vient de se produire. Les chronométreurs détiennent encore le secret de la performance du vainqueur, mais très vite le verdict est lâché : ils sont tous unanimes pour annoncer que Josef Imbach a couru ce 100 m en 10″3/5 (10″6). Oui, Mesdames et Messieurs : 10″6, soit le record du monde égalé de l’Américain Donald Lippincott ! Du coup, les officiels s’attellent à remesurer la piste et à vérifier son horizontalité. Pas de doute, ce chrono est bel et bien valide. Pourtant contre toute attente, les dirigeants de la (trop) petite A.S.F.A. dans le contexte de l’athlétisme mondial, n’osent pas annoncer cette performance à la Fédération Internationale d’Athlétisme Amateur (I.A.A.F.) !
Ainsi les 10″6 de Josef Imbach ne seront jamais homologués, ni comme record du monde égalé, ni comme record suisse. Le protocole a été rédigé en bonne et due forme, mais le 9 novembre 1920 seulement. Cet exploit trouve cependant un excellent écho aux quatre coins de l’Europe – où il sera bientôt surnommé « le phénomène suisse » – et même aux États-Unis, notamment dans les pages du journal « New York Herald Tribune ». Quant aux 2000 spectateurs présents, ils ont pu vivre le premier grand moment de l’athlétisme suisse à avoir une portée internationale. Ce 25 juillet 1920 est donc à marquer d’une pierre blanche dans le sport de notre pays car il a d’une part révélé un athlète qui, malgré ses 26 ans, est encore promis à de belles années dans le monde du sprint; d’autre part on commence à s’apercevoir que le chronométrage pour le 100 m risquerait bien de poser, à terme, de réels problèmes de fiabilité. En effet, avec une précision au cinquième de seconde (le temps d’Imbach à Genève était de 10″3/5), la situation va vite devenir ingérable. Heureusement la société helvétique Omega va bientôt proposer, dès 1932 aux Jeux Olympiques de Los Angeles, des solutions technologiques de pointe en matière de chronométrage. Malgré ce bel apport pour les compétitions de top niveau, les problèmes vont continuer de plus belle en ce qui concerne les compétitions de plus petites envergures. Les polémiques dues à des chronos parfois arrangés vont durer encore fort longtemps. Il faudra attendre 1977 pour que les chronos manuels ne soient, progressivement, plus reconnus dans les listes des meilleurs performances de la saison.
À la fin du mois d’août 1920 lors des Jeux Olympiques à Anvers, Josef Imbach est malade au point de devoir rester alité la plupart du temps; il ne peut donc pas trop rivaliser avec l’Américain Charlie Paddock, l’homme le plus rapide du monde. Le Genevois est aussi très motivé pour courir à l’étranger. Cette stratégie n’est cependant pas celle qu’il faut adopter car l’A.S.F.A. n’homologue aucune performance réalisée hors du territoire helvétique ! Ainsi en 1921, ses 10″7 à Oyonnax et ses 22″2 à Paris ne sont pas reconnus. Il sauve l’essentiel aux championnats suisses à Berne en plaçant les records suisses à 10″9 et à 22″5. L’année suivante, il se rend à Londres avec le demi-fondeur Paul Martin, le décathlonien Ernst Gerspach et le hurdler Willi Moser, puis il étonne sur 400 m lors du match Suisse-France à Genève avec 49″6. Quinze jours plus tard à Francfort face à l’Allemagne, grâce à des courses de top niveau européen, Imbach signe deux records suisses : 22″1 sur 200 m et 49″4 sur 400 m. Le Genevois réédite ce genre de chronos en 1923 avec 22″3 et 49″5. Il est également le grand artisan de la belle prestation des Suisses à Bâle, un nouvelle fois face à l’Allemagne, avec des victoires sur 100 m, sur 200 m et sur 400 m, ainsi que deux courses de relais d’anthologie sur 4 x 100 m et au 200 m de l’olympique.
La saison 1924 est évidemment axée sur les Jeux Olympiques à Paris. À bientôt 30 ans, Josef Imbach choisit de courir sur 400 m. Jeudi 10 juillet 1924, le camp suisse est toujours en train de fêter la médaille d’argent que Paul Martin avait remporté deux jours plus tôt sur 800 m. Pourtant il ne faut pas perdre de vue que les Jeux Olympiques ne sont de loin pas terminés et que d’autres atouts helvétiques peuvent eux aussi apporter de grandes joies au Comité Olympique Suisse. Parmi ces espoirs figure Josef Imbach. Auteur d’une première course en 51″8 lors des séries, le Genevois remet le couvert deux heures plus tard pour les quarts de finale. Si chacun des qualifiés n’avait absolument rien montré lors des séries, le ton est sérieusement monté de quelques crans. Vainqueurs de leur série respective en 49″0, l’Américain Horatio Fitch, le Néerlandais Adriaan Paulen, ainsi que les Africains du Sud Toby Betts et Clarence Oldfield ont clairement affiché leurs ambitions, tout comme le Norvégien Charles Hoff qui suit en 49″2 et le Britannique Eric Liddell qui est crédité de 49″3. Tout en retenue, Guy Butler fait parler son expérience à ce niveau de compétition en s’imposant en 49″8. Et Josef Imbach dans ce contexte relevé, que lui est-il arrivé ? Justement on y vient, avec le sixième et dernier des quarts de finale qui se prépare. Il y a au départ, face au Genevois, le Japonais Tokushige Noto, l’Irlandais Sean Lavan, le Suédois Nils Engdahl et l’Américain Eric Wilson. Assurément ce sont ces deux derniers coureurs qu’il faudra surveiller, puisque seuls les deux premiers sont qualifiés pour les demi-finales. Comme prévu, la lutte se résume en une lutte à trois. Qui du Suisse, du Suédois ou de l’Américain fera les frais de l’affaire ? Tout reste indécis, mais au début de la ligne droite finale, le petit (par la taille) Suisse se détache irrémédiablement. Sa foulée est d’une fréquence impressionnante et il semble poursuivre son effort sans fatigue apparente. Dans les derniers mètres, Imbach sait qu’il a partie gagnée car même s’il peut sentir Engdahl proche de lui, Wilson a définitivement lâché prise. Le Suisse passe la ligne en vainqueur et reste en attente de son temps. Assis sur leur échelle, les chronométreurs ont fait leur travail, bon pied bon œil. Les résultats sont transmis au speaker, qui s’apprête à lâcher une véritable bombe : «Résultats du sixième quarts de finale du 400 m. Premier, Josef Imbach, Suisse, 48 secondes, nouveau record du monde !!!».
Mon dieu, mais c’est fou ! Tout le monde est pris de court, spécialement du côté des journalistes, qui n’ont évidemment pas Internet pour vérifier l’info. Il y a heureusement les érudits de l’athlétisme qui parviennent rapidement à élucider l’affaire. En 1924, le record du monde officiel du 400 m appartient à l’Américain Ted Meredith avec 47″4, mais ce chrono avait été réalisé le 27 mai 1916 à Cambridge (USA) à l’occasion d’un 440 yards. Lorsqu’on sait que 440 yards sont équivalant à 402,34 m, on se pose la question de savoir pourquoi on attribue un record du monde à Josef Imbach. C’est simple : les 48″0 du coureur du CA Genève permettent d’améliorer les 48″2 que l’Américain Charles Reidpath avait réalisé le 13 juillet 1912 en finale des Jeux Olympiques de Stockholm, sur un vrai 400 m. Ce cas est donc très épineux mais, dans l’Histoire, l’I.A.A.F. ne va se rappeler que des 47″4 de Ted Meredith et ignorer tous les autres chronos supérieurs. Il faudra attendre quatre ans pour voir l’Américain Emerson Lane Spencer réussir 47″0, le 12 mai 1928 sous le soleil californien de Palo Alto. Pour Josef Imbach, ce qui est sûr, c’est qu’il vient de signer un nouveau record suisse en battant d’une seconde et quatre dixièmes les 49″4 qu’il avait réussi le 3 septembre 1922 à Francfort. Le record olympique est également entériné par le C.I.O.; c’est toujours ça de pris !
Le lendemain, le programme des meilleurs coureurs de 400 m va être ardu avec deux demi-finales prévues à 14 h 45, puis la finale agendée à 17 heures 30. La première demi-finale promet d’être une véritable tuerie tant chacun des six concurrents peut légitimement prétendre à décrocher l’une des trois places pour la finale. Ce cocktail explosif débouche tout simplement sur la course la plus dense de l’Histoire avec la victoire de l’Américain Horatio Fitch en 47″8, nouveau record olympique. Le Britannique Guy Butler bat également l’ancien record d’Imbach avec 47″9, alors que le Canadien David Johnson égale la performance du Suisse en 48″0. La discipline, qui est en train d’exploser, est secouée une nouvelle fois lors de la seconde demi-finale. Josef Imbach se trouve au couloir 4 et il a la chance de pouvoir calquer son rythme sur celui d’Eric Liddell. Les deux hommes terminent le virage en tête, suivis de près par le Norvégien Hoff. Liddell et Imbach vont pouvoir continuer leur belle chevauchée jusqu’à l’arrivée et c’est finalement le Britannique qui s’impose en 48″2, juste devant le Suisse qui est crédité de 48″3, soit le deuxième chrono de sa carrière. Derrière, Hoff n’a pas pu contenir le retour de Taylor et c’est l’Américain qui est le dernier qualifié pour la finale en 48″7.
Sur le stade d’entraînement qui jouxte la tribune principale, Josef Imbach débute son échauffement en vue de la finale du 400 m. Bien sûr il rumine en lui le fait de n’avoir détenu le record olympique que durant 24 heures seulement. Au fil de son échauffement, le Genevois sent également qu’il n’est pas au mieux : il est victime de vomissements et de maux de ventre. La pression serait-elle aussi forte, au point de faire vaciller un athlète figurant parmi les six meilleurs mondiaux ? Calé maintenant dans ses starting-blocks, Imbach attend le départ du starter, M. Poulenard. La tension est maintenant à son comble dans les travées du stade. Tout se corse encore plus lorsque Josef Imbach provoque un faux-départ, le tout premier de sa carrière ! Le second coup de pistolet est celui qui libère les six concurrents. Fitch, Liddell et Imbach partent très vite. Le camp helvétique veut croire en sa bonne étoile, mais le Suisse fléchit lourdement à 150 m de l’arrivée. Sur les rares images vidéo disponibles, on le voit dodeliner de la tête et piocher comme jamais. Quasiment au ralenti, il est irrémédiablement distancé par ses adversaires. Puis, en totale perdition, il commence à se déporter sur l’extérieur de son couloir et il finit même par s’écrouler en sortie de virage ! Il parvient à se relever, mais il est groggy. Après quelques secondes sans bouger, le voilà qu’il tente de franchir les cordelettes pour aller récupérer en direction de la pelouse. La course s’est poursuivie sans lui et, d’une manière implacable, Eric Liddell s’est littéralement envolé dans la dernière ligne droite pour aller chercher la victoire, assortie d’un nouveau record olympique en 47″6. L’abandon de Josef Imbach a littéralement glacé le camp helvétique. Mais que s’est-il vraiment passé pour expliquer un tel effondrement ? Sans doute qu’on ne le saura jamais. Certains évoquent un manque d’appétit depuis la veille, avec pour seul repas une omelette, de surcroît mal digérée. D’autres parlent d’un refroidissement juste après sa demi-finale quand, en sueur, il écoutait un hymne national en respect.
Après ce moment de bravoure, Josef Imbach va courir encore pendant quatre saisons, en réussissant de bons chronos en 1926 avec notamment 22″2 et 48″7. Lors des championnats suisses de cette même année à Zurich, il réalise le doublé 100 m / 200 m. Son treizième et ultime titre national est décroché en 1928 sur 200 m. Sa carrière, tout à fait étonnante, fait de lui l’un des trois héros des débuts de l’athlétisme en Suisse. Willy Schärer (GG Bern) est le deuxième mais, malgré sa médaille d’argent lors du 1500 m des Jeux Olympiques de Paris, il va interrompre sa carrière en 1926 déjà, ceci au profit de ses études. Quant à la troisième vedette helvétique lors de ces Années folles, il s’agit bien entendu de Paul Martin.
PAB
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