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Photo : Pablo Cassina/Athletissima 2018
Texte : Monica Schneider/Tages-Anzeiger
Pour finir, à côté du Stade du Wankdorf, sur le chemin en direction de la voiture, elle s’achète une soft-ice dans un gobelet en carton avec les CHF 5.- que lui a donné son père. Le fait qu’elle aime beaucoup les hamburgers, les chicken-nuggets et les frites, elle l’a avoué depuis longtemps déjà. Non sans rire. On dirait presque que ses préférences sont la seule chose que Delia Sclabas a de normal. Elle aime bien manger ce que d’autres jeunes de 17 ans aiment bien manger. Le père se contente de dire qu’on peut sans doute encore optimiser l’alimentation. « Mais est-ce que le plaisir serait le même ? Les choses doivent aussi jouer dans la tête ! »
La Bernoise Delia Sclabas est un talent d’exception, comme la Suisse n’en voit que rarement. Le talent d’une décennie, peut-être même plus. En ce début d’été, elle a de nouveau réussi à être le sujet d’occupation d’au moins deux fédérations sportives. Car Delia Sclabas a en même temps du talent pour le duathlon, le triathlon et l’athlétisme. Voilà qui conduit parfois à des conflits d’intérêt, à des collisions de dates et des besoins de discussion. Son vœu, pour la première moitié de juillet, aurait été : défendre son titre de l’an passé aux Mondiaux juniors de duathlon ; et si possible aussi décrocher une médaille, une semaine plus tard, aux Mondiaux U20 d’athlétisme.
Multiplicité tolérée
Il fait chaud, Delia Sclabas profite de sa troisième semaine de vacances. Elle n’a fait aujourd’hui qu’un entraînement léger : elle a un peu nagé, fait quelques exercices de coordination. Elle est en période de régénération, physiquement et mentalement. Au début du mois d’août, elle veut de nouveau être prête, pour Berlin, les premiers championnats d’Europe élite auxquels elle a le droit de participer.
Elle est assise à côté de ses parents. Elle répond aux questions, entre deux, elle demande : « Tu veux raconter toi ?» Elle rappelle tantôt à son père de ne pas parler autant, de ne pas toujours se dissiper ; elle se gratte avec impatience les pieds, rit quand il réussit une pointe d’humour. Il y a deux semaines, elle a vécu les plus grandes émotions de sa jeune carrière sportive.
La demi-fondeuse Delia Sclabas a décroché deux médailles aux Mondiaux U20 en Finlande, sur 800 et 1500 m. « Je savais que ça allait être dur. Mais mon rêve était de gagner une médaille, et je n’ai toujours pas vraiment réalisé que je les ai gagnées », raconte-t-elle.
Le titre en duathlon, elle n’a toutefois pas pu l’empocher, car Swiss Athletics lui a mis une douce pression pour qu’elle réduise son programme. Soit elle participe à l’un des championnats, soit à l’autre. A la place des Mondiaux de duathlon, on lui a proposé une course à Athletissima Lausanne. « Delia n’est pas un cas normal, raison pour laquelle nous avons longtemps consciemment toléré qu’elle fasse plusieurs sports, mais c’est un numéro de funambule », explique Peter Haas, Chef de sport de performance à la fédération suisse d’athlétisme. La tolérance était évidemment aussi liée à l’idée que le talent multiple allait un jour se décider pour l’athlétisme.
La venue au monde de Delia Sclabas ne va pas de soi. Elles sont trois sœurs jumelles ; sa naissance a dû être anticipée parce qu’elle n’était plus nourrie comme il faut. Est-ce là la raison de sa si grande volonté ? Pure spéculation, selon les parents. Du talent sportif, non seulement les triplés en ont, mais aussi leurs sœur et frère aînés.
Rien d’étonnant à cela. Car en la personne de la tante de la mère Barbara Gerber Sclabas, la famille possède même une championne olympique : Hedy Schlunegger, vainqueur en 1948 de la descente à St-Moritz. Elle a aussi inspiré sa petite-fille, Martina Schild, qui a accompli pareil exploit (médaille d’argent) à Turin. « La tête dure », Delia l’a sans conteste héritée de son origine de l’Oberland bernois, dit le père.
Rumeurs, opinions, questions
En Finlande, sa plus jeune fille a réussi des chronos de valeur mondiale pour sa catégorie d’âge. Devant et derrière elle, des Kenyanes et Ethiopiennes. 2’01″29 sur 800 m, 4’11″98 sur 1500 m, distance sur laquelle elle a été encore plus rapide à Lausanne (4’10″10). Des performances qui rappellent celles d’Anita Weyermann qui, au même âge, dans les années 1990, a même été sacrée par deux fois championne du monde juniors. Delia Sclabas lui a déjà volé plusieurs de ses records suisses jeunesse.
Et comme jadis à propos de Weyermann, à propos de Delia Sclabas planent sur les stades et les routes des histoires, des rumeurs, des commentaires, des questions ; que Dario Sclabas écarte comme autant de bavardages « d’ainsi nommés spécialistes ». Est-ce qu’une adolescente a le droit de s’entraîner autant ? Participer à autant de compétitions ? Faire un 800 m le mardi, le mercredi et le jeudi, puis un 1500 m vendredi et dimanche ? Est-ce que c’est possible ? Voilà longtemps qu’elle ne va plus « normalement » à l’école, a entendu dire par hasard sa mère au Gurtenlauf ; elle aurait un prof privé, s’entraînerait trois fois par jour. « De telles choses, on en entend à l’infini », dit-elle.
Delia Sclabas a deux entraîneurs, Peter Mathys et Martin Hauert. Dans les années 1980, Mathys était entraîneur national de demi-fond ; à 73 ans, il s’occupe du domaine de l’endurance. Hauert (71 ans) travaille sa vitesse de base. Elle s’entraîne trois fois par semaine avec eux, une fois par semaine elle nage, une fois elle fait du vélo. Pour ce qui est du volume, elle peut faire encore beaucoup plus, explique Hauert.
La clé semble être que Delia Sclabas s’entraîne « en principe », comme dit le père, pour le 1500 m, mais est capable, grâce à la vitesse et à l’endurance, de réussir aussi sur 800 m et 3000 m. « Ce qui est important, c’est qu’elle gagne encore avant l’âge de 20 ans une vitesse qui lui permettra de s’en sortir plus tard en fin des courses plus longues », dit-il.
Des capacités très spéciales
Quand Delia Sclabas avait 13 ans, elle était censée, avec ses sœurs, se décider si elle voulait appartenir au cadre jeunesse de triathlon ou à celui d’athlétisme. Sacré tiraillement pour les talents d’exception. Or elle n’a pas décidé : « Parce que j’ai du plaisir à tout et voudrais faire beaucoup de choses, j’aime aussi les courses sur route, courir dans la forêt, sur la piste finlandaise », dit-elle. La sœur aînée a mis la flèche à gauche, sa deuxième sœur jumelle vit aujourd’hui sa passion pour la musique, la troisième est devenue perchiste. Les parents Sclabas ont laissé le choix à leurs enfants. Se décider si tôt pour ceci ou cela, ils trouvaient que ce n’était pas une bonne chose, raconte la mère.
Les entraîneurs ont tendance à pousser les athlètes aux capacités et à la constitution hors normes ; et le chef de sport de performance Haas de dire que le but principal doit être la durabilité. Il compare Delia Sclabas avec le Norvégien Jakob Ingebrigtsen, qui a, la semaine dernière, battu le record d’Europe U20 du 1500 m : « Ils sont exceptionnels. »
Fin de gymnase à venir
On s’accorde pour dire que Delia Sclabas possède une très bonne endurance de base et un étonnant sens du rythme. Elle peut donc courir de manière ciblée à la limite de sa performance, sans la dépasser. Si l’entraîneur donne un temps, elle parvient à le réaliser sans chrono. Il y a des choses, dans le sport, qu’on ne peut pas apprendre. Idem pour l’intelligence de course ou la force mentale. Delia Sclabas possède les deux – et en profite.
Dans une année, elle va terminer son gymnase. Le sujet de son travail de maturité en dit long : « L’émancipation de la femme dans l’athlétisme. » Elle aurait pu entrer dans une classe sportive, faire une année de plus, avoir plus de temps de récupération. Delia Sclabas n’en a pas voulu. Elle voulait finir en même temps que ses sœurs. « De sorte à pouvoir faire une année de transition avant Tokyo. »
Son grand but est clair. A 17 ans. Elle aimerait participer aux Jeux olympiques en 2020. Comme athlète. Mais la mère l’avertit : « Bien des choses peuvent encore se passer d’ici-là. » Le père dit que le sport de haut niveau se joue sur la corde raide.
Lien vers notre série vidéos spéciale Delia Sclabas (automne 2017)