Chronique | Marathon de Valence 2020 : à la croisée des mondes COMMENTAIRE | Le 40e Marathon de Valence (ESP) disputé dimanche il y a une semaine était présenté comme une « opération de sauvetage » : pour les coureurs, fans, sponsors et autres acteurs du milieu assommés et ruinés par les annulations à la chaîne. Récit et réflexions à la croisée de l’Occident et de l’Afrique, entre délire sanitariste, avancées technologiques, luttes humaines, performances stratosphériques et indifférence médiatique.

Photo : (c) ATHLE.ch

Ils étaient quelque 200 athlètes d’exception tout droit venus d’Ethiopie, du Kenya et d’Ouganda à débarquer en Espagne il y a 10 jours pour participer à une des seules courses de haut niveau organisée sur la planète cette année. Quantité d’Africains des hauts plateaux stupéfaits en découvrant l’état dans lequel s’est mis en quelques mois notre monde occidental pour une pandémie que nous appelons mondiale, mais qui les laisse largement indifférents et dont ils auraient déjà oublié l’existence si on ne leur avait pas flanqué un masque sur le visage, fourré un coton-tige dans le nez et imposé l’utilisation à tout bout de champ de gel hydroalcoolique.

Trop humbles pour se plaindre, ils jouent le jeu à la perfection, ou presque : la veille de la course, dans la pénombre matinale, on court en équipe à travers les jardins déserts de Valence ; la règle des groupes de 5 s’envole loin des regards. Après quelques kilomètres, alors que le soleil est sur le point de se lever, les masques ont quitté certains visages et la vie reprend doucement : étirements, sourires, échanges légers et allonges félines.

Respiration de courte durée : le retour à l’hôtel se fait à la queue leu leu, le visage masqué. Dans le hall d’entrée, les mains sont imbibées de gel hydroalcoolique. Les athlètes disparaissent dans leur chambre, individuelle, sommés d’attendre que ça toque à la porte, signe qu’on leur a déposé un repas. Repas à prendre seul, dans la chambre.

Après l’aseptisation, l’explosion !
Le miracle se produit le lendemain, dès le coup de feu de départ, à 8h. Dans cet univers étrange et aseptisé, soudain, la vie prend le dessus, éclate aux yeux de tous : les corps s’animent, s’expriment, se subliment, dégagent une force inimaginable, pour des performances prodigieuses, au-delà de notre imagination – et de ce que nous considérons comme possible. Les voilà qui déboulent dans les rues de Valence à des vitesses de folie : à plus de 22 km/h, pendant 1h, sur semi-marathon ; en 2h03 (2h17 chez les femmes) sur marathon. Le contraste est total avec l’ambiance fantomatique qui règne dans la « Cité du running » privée de ses spectateurs enthousiastes, contraints de rester chez eux.

Un monde à l’envers
Imaginons un instant un monde dans lequel la santé d’une société se mesurerait à sa capacité à produire ce genre d’exploits humains, de toute beauté et efficacité – loin des progrès techno-scientifiques et digitaux pour plus de confort et d’artifices. Un monde vrai, où la valeur serait la force vitale et la créativité plutôt que la survie à tout prix des plus fragiles. Un monde dans lequel l’accent serait mis sur la santé, la compréhension et la joie des corps et des esprits.

Ce monde ne serait pas plus absurde que celui dans lequel nous vivons. Mais, étrangement satisfaites d’elles-mêmes, nos sociétés s’agencent pour qu’il ne puisse se réaliser : éliminant le risque que la hiérarchie des riches et des puissants ait un quelconque rapport avec la liste de résultats des grands marathons.

Lutte à mort
Nos journalistes préfèrent parler de dopage ou d’avantages technologiques plutôt que de se poser ce genre de questions : qu’importe que ces athlètes soient admirables, plus rapides pieds nus et avant le petit-déjeuner que l’occidental moyen à vélo. Dans la foulée du Comité international olympique, on valorise toujours davantage les sports qui nécessitent un matériel ou des conditions climatiques tels qu’ils excluent la plus grande partie des jeunes de la planète.

Dans bon nombre de domaines, nos sociétés semblent prêtes à bien des distorsions ou malhonnêtetés pour éviter que nos forces et valeurs ne se dévoilent comme ce qu’elles sont : une forme de faiblesse.

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