Photos : (c) NN Running Team
Les faits : mousse, carbone, wavelight et règlementations
Ce sont aujourd’hui surtout les innovations technologiques et commerciales qui font débat dans notre vieux sport de tradition qu’est l’athlétisme. La question des chaussures est au cœur des discussions depuis la fin de l’été 2016 et l’annonce que les médaillés du marathon olympique masculin avaient été équipés –en douce – par Nike de prototypes à plaque de carbone et mousse à propulsion.
Exploits sportifs et commerciaux
Depuis, les Vaporfly 4%, Vaporfly Next% et Alphafly ont accouché d’énormes performances, sportives, avec des records du monde sur toutes les distances du 10 km au marathon, mais aussi commerciales, avec des ventes plus nombreuses que jamais. On n’en parle guère, mais quantité de marques concurrentes de Nike n’ont pas tardé à suivre le mouvement. Au point qu’aujourd’hui, pas moins qu’une dizaine de fabricants propose une chaussure de running à plaque de carbone. Lors des récents Mondiaux de semi-marathon en Pologne, les médailles ont été réparties de manière égale entre les athlètes Nike et Adidas.
Arrivée sur la piste
Lors des Mondiaux de Doha 2019, Nike a équipé pour la première fois ses pistards-stars avec des prototypes de pointes à mousse et parfois carbone. Sur les 30 médailles distribuées du 800 m au marathon, 22 sont revenues à l’équipementier américain ; rien de nouveau, en fait, puisque deux ans plus tôt, à Londres, ils étaient même plus nombreux (23). En automne dernier, les « prototypes blancs » ont fait parler dans le milieu, d’autant plus suite aux résultats les plus exceptionnels, tel le doublé écrasant avec des chronos de folie sur 1500 m et 10’000 m de Sifan Hassan (NED) quelques jours seulement après la suspension pour pratiques dopantes de son coach Alberto Salazar.
Course poursuite
Depuis la saison d’été 2020, les athlètes de demi-fond et de fond sponsorisés par Nike courent presque tous avec deux modèles prototypes : la Air Zoom Victory (avec mousse et plaque de carbone, avant tout sur 800 m) et la Dragonfly (avec mousse mais sans carbone, privilégiée dès le 1500 m). Ces modèles restent inaccessibles au grand public jusqu’en milieu de l’été, lorsque Nike les met en vente de manière très limitée, avec un stock écoulé en moins d’une heure. New Balance a aussi développé un modèle de pointes à plaque de carbone, visiblement apprécié, mais également réservé aux athlètes sponsorisés. Il se dit encore que le modèle Puma porté par les extraterrestres Armand Duplantis (SWE/perche) et Karsten Warholm (400 m haies), qui ont tous deux frôlé le record du monde cet été, est également équipé de carbone.
Records du monde « zéro-carbone »
Contrairement à ce qu’on a pu lire ici et là, les grands coups d’éclats de l’été (records du monde du 5000 m masculin et féminin, record du monde du 10’000 m masculin, records du monde de l’heure masculin et féminin, record d’Europe du 1500 m) n’ont pas été réalisés avec une chaussure à plaque de carbone, mais avec la Dragonfly, chaussure relativement classique, dotée d’une mousse innovante.
Réglementations de World Athletics
En début d’année 2020, World Athletics a mis à jour son règlement sur les chaussures. Jusqu’alors, ce dernier était plutôt général, indiquant avant tout que les chaussures ne devaient conférer aucun avantage à l’athlète. Les grandes nouveautés sont la limitation de l’épaisseur de la semelle à 40 mm (exactement l’épaisseur des modèles Nike) et l’interdiction des prototypes (obligation de mise en vente au grand public trois mois avant l’utilisation dans une grande compétition).
Or cette réglementation a été revue durant l’été, avec : une nouvelle modalité pour la piste (25 mm de semelle au lieu de 40 et par suite l’interdiction d’utiliser la plupart des modèles de route sur le tartan) et un retour en arrière quant à l’obligation de commercialisation au grand public. Les modèles doivent désormais simplement être approuvés par World Athletics et mis à disposition, lors des grands rendez-vous internationaux, des athlètes élite qui le souhaitent. Pour ne pas avoir à offrir ses chaussures, Adidas a mis en vente ses Adizero Adios Pro quelques jours avant les Mondiaux de semi à Gdyna.
Wavelight technology
L’autre innovation, importante elle aussi, mais qui a toutefois moins fait jaser jusqu’ici, est la Wavelight technology, commercialisée par l’ancien coureur de 800 m et lièvre professionnel Bram Som (NED), protégé de Jos Hermans. Cette technologie consiste à faire s’allumer des lumières de couleur au bord de la piste au rythme du record ou chrono convoité. Pensée selon Hermans pour rendre le sport « plus lisible et attractif pour les spectateurs », qui peuvent suivre de manière instantanée la lutte de l’athlète face au chrono, la vague de lumières est également d’une grande aide pour les coureurs qui peuvent se calquer sur son rythme et aligner les tours tels des métronomes. Les exploits de Letesembet Gidey sur 5000 m et Joshua Cheptegei sur 10’000 m en sont des démonstrations flagrantes.
Diffusion : livestreams et coups d’éclats médiatiques
L’athlétisme s’est ces dernières années appuyé sur un modèle de médiatisation traditionnel, avec des revenus importants générés par les droits TV, des championnats internationaux prestigieux et de grands meetings historiques à travers le monde. Global Sports Communication propose là aussi depuis peu avec force un nouveau modèle en créant et diffusant ses propres events.
Le grand coup d’éclat à ce jour : l’INEOS 1:59 Challenge de l’automne dernier. Avec l’appui de Jim Ratcliffe, milliardaire britannique patron de la firme pétrochimique INEOS, GSC a mis sur pied et diffusé gratuitement et universellement un événement inouï de portée mondiale : la tentative (réussie) du Kenyan Eliud Kipchoge de devenir le premier homme à courir un marathon en moins de 2h (1h59’40, dans des conditions aussi attractives que non-homologuées). Succès total, avec un immense retentissement dans les médias traditionnels, des partenaires comblés et des revenus inespérés générés par le statut d’icône atteint à cette occasion par le roi du marathon Kipchoge. Moralité : les revenus de la TV traditionnelle ne sont plus indispensables ; les exploits peuvent se créer de toute pièce, quitte à surfer avec les limites du permis et de l’interdit.
Rebelote début octobre sur piste, avec le « World Record Day » mis sur pieds à Valence pour permettre à Letesenbet Gidey (ETH) et Joshua Cheptegei (UGA) d’améliorer, à l’aide de la vague lumineuse, en l’espace d’une soirée diffusée en live, les mythiques records du monde du 5000 m et 10’000 m sur piste détenue par les légendes Tirunesh Dibaba (ETH) et Kenenisa Bekele (ETH). Un modèle de médiatisation à succès qui rappelle étonnamment les nouveaux sports « funs » en manque de crédibilité comme le surf ou le freeride, appliqué avec science et succès au vieux sport de tradition qu’est l’athlétisme.
Nouvelle discipline et nouveau profil d’athlètes
C’est incontestable : les évolutions technologiques (chaussures et wavelight) jouent un rôle dans les nombreux records tombés cet été. Mais ce n’est peut-être pas là l’essentiel : avec l’émergence de cette chasse aux records programmée et soutenue à grand renfort de science et de technique – particulièrement adaptée aux mesures anti-Covid –, c’est à vrai dire une nouvelle discipline qui est en train de voir la jour, forte d’un nouveau profil d’athlètes. Contrairement à il y a 15 ans, ce n’est plus forcément le meilleur coureur du monde, le grand favori aux titres mondiaux et olympiques, qui établit les records planétaires, mais le mieux entouré et plus à même de jouer le métronome dans des conditions optimales.
L’exemple de Gidey, nouvelle détentrice du record du monde du 5000 m dans un monstrueux chrono de 14’06 (4e chrono suisse masculin 2020), est particulièrement frappant. Bien que la foulée de la jeune Ethiopienne soit d’une incroyable douceur et que ce soit un régal de la voir caresser la piste à des vitesses hallucinantes, peu de spécialistes feraient aujourd’hui d’elle la favorite de la finale du 5000 m des JO. Gidey est en effet systématiquement battue, en meetings comme en championnats, par des filles au bénéfice d’un meilleur finish.
Malgré son palmarès déjà bien fourni, la même question peut se poser avec la légende en devenir Cheptegei, qui ne possède pas le punch des meilleurs fondeurs de la planète en fin de course. Suite à sa 4e place de samedi aux Mondiaux de semi, on peut légitiment se demander de quoi seraient capables les médaillés d’or et d’argent Jacob Kiplimo (UGA) et Kibiwott Kandie (KEN) si on les plaçait eux aussi dans des conditions optimales sur semi, 10 km ou 10’000 m. En poussant la réflexion plus loin, on peut même aller jusqu’à questionner si, tout compte fait, Kipchoge est vraiment aujourd’hui le meilleur marathonien de la planète.
Les détenteurs de records du monde du futur seront-ils l’équivalent de vainqueurs de grands tours en cyclisme ? Des athlètes exceptionnels, complets, extrêmement fiables et bien entourés, mais plus souvent qu’à leur tour battus lors d’arrivées au sprint ou sur des courses d’un jour ? L’évolution technique des chaussures semble aller dans ce sens, avec un gain important non pas tant de vitesse pure que d’économie, de régularité, de fluidité, d’assurance. La chasse à la pure performance (chronométrique et commerciale) est-elle en train de remplacer la lutte, toujours incertaine, entre les meilleurs pour la victoire ? Une nouvelle discipline et un nouveau type d’athlètes sont-ils nés sans qu’on ne s’en rende compte ?
Commentaire | Records fabriqués, aseptisation et médias traditionnels aux abois
Les évolutions aussi bien techniques que médiatiques vont à l’encontre de la vision idéaliste – pour ne pas dire romantique – de l’athlétisme comme sport de valeurs et de tradition. Mais aussi à l’encontre de celle, plus tragique, d’un sport de performance pur et dur. Les records « fabriqués » cet été n’ont pour sûr pas la même saveur que ceux dont rêve chaque organisateur de meeting, qui ne s’achètent guère, mais tombent comme des fruits mûrs. Des performances d’exception lors d’une soirée magique, des exploits rendus possibles par l’alignement unique de mille et un paramètres, devant une foule de spectateurs et de téléspectateurs en extase.
Environnement savamment mesuré, préparé, contrôlé, courses organisées, téléguidées, résultats prévisibles et public… devant son ordinateur : à bien y regarder, cette évolution va dans le sens de l’aseptisation du sport et du monde entier, accélérée de manière prodigieuse par les mesures anti-Covid prises à travers la planète. En regardant les nouveaux events signés Global Sports Communication, on en oublierait presque l’entraînement, les blessures, la souffrance, les échecs et même… le dopage. Tout comme les parcours chaotiques et souvent terribles de ces athlètes d’exception qui se sont mis à la course à pied pour sortir de la misère, qui mettent tout en œuvre, prennent tous les risques pour atteindre le meilleur niveau mondial, intégrer l’équipe qui fera la différence pour en devenir la figure de proue. Autant de phénomènes effacés des brillantes images de facilité qu’on nous offre et qui peuvent faire paraître bien ternes, voire même fades les monstrueux exploits réalisés.
Mais ces évolutions sont aussi une belle réaction de passionnés de notre sport face à des médias aux abois. A l’heure où les pages sportives des journaux et TV occidentaux sont bien souvent remplies, sinon de foot, de tennis et de formule 1, par les sports « régionaux » que sont le ski ou le hockey, ou encore de nouveaux sports « funs » (certains, tels le trail, apparentés à l’athlétisme), qui ont pour avantage de ne pas être marqués par la performance pure et être dominés par les locaux, on peut argumenter que cette révolution du monde de l’athlétisme et la mise en valeur avec de gros moyens d’athlètes exceptionnels, si elle n’est pas la panacée, est toutefois de bonne guerre.
Bonjour, voudrais citer votre article « Chaussures, wavelight et records du monde en cascade : l’athlétisme en mutation ?“ dans un travail pour l’école. Mais je ne trouve nulle part le nom de l’auteur. Serait-ce possible de l’avoir ?