Il est debout, face au virage. Il ferme les yeux dans un effort pour reprendre le conrôle de sa respiration, des battements de son coeur, de ses émotions. Son coeur, où va-t-il le porter une fois son exploit accompli ? Car il va l’accomplir, il en est certain. Tel est son destin. Du haut de ses 2m45, une barre le toise, majestueuse, intouchable pour qui veut la vaincre.
Il rouvre les yeux pour se rendre compte que cela s’agite devant lui. Là-bas, dans le virage, les spectateurs, portable en main, se pressent par centaines dans l’attente d’un instant qu’ils espèrent, pour partie d’entre eux tout au moins, historique. Le chrono tourne. Moins d’une minute. Il faut y aller. Alors, son regard, deux traits d’un laser invisible, se fixe sur l’objectif. Les deux pieds ancrés dans le sol, il tente de faire abstraction de cette barre qu’il espère ne pas toucher, de cette foule qu’il espère ne pas décevoir. Une dernière expiration plus marquée que les autres, puis il s’élance. Il n’a pas demandé le silence, le stade n’est qu’un immense murmure. Sa course d’élan est brève, méticuleusement précise, impeccablement rythmée. A ce moment, déjà, il sait qu’il va réaliser l’exploit que tout le monde (ou presque) attend de lui. Il sait que, dans quelques instants, il partira en une course folle libérer la tension accumulée en direction d’un point de célébration improvisé. C’est couru d’avance.
Son pied d’appui (le gauche) s’est planté dans le sol, prolongation des segments de sa jambe, tous muscles bandés. Puis, son pied droite (il est droitier), d’un génial mouvement de balancier de son autre jambe, vient frapper le ballon exactement à l’endroit voulu, avec l’angle recherché et la force adéquate. La trajectoire est parfaite. Le ballon évite non seulement la barre, mais le poteau et le gardien également. Comme prévu. Il vient de réaliser le geste parfait, à l’ultime seconde d’une représentation qui l’aura vu tutoyer l’exceptionnel.
Cristiano Barshim s’enfuit alors. Il tente d’échapper à la horde qui le poursuit. Oh, pas longtemps. Trois secondes, c’est tout ce qu’il demande ; trois secondes d’un bonheur solitaire égoïste avant de recevoir huit coéquipiers sur le paletot (vous pouvez compter), là-bas, près du poteau de corner. Endroit qu’il avait choisi il y a bien longtemps. C’était il y a trois secondes. Une éternité. Le plus beau moment de sport de la première semaine du Mondial 2018. Un moment rare. Une émotion comme seul l’athlétisme peut en générer. Ou presque.
Pierre-François Pahud