Commentaire : Egalité.  CHRONIQUE | C’est rare, aux Jeux Olympiques. S’il y a bien une joute qui se doit de délivrer une hiérarchie claire, couronnée d’un vainqueur suprême, c’est celle-ci. Le champion olympique, c’est l’élu des dieux. Quel chaos ça serait, un doute sur l’Olympe ! Impensable, une indécision dans la loi implacable du plus fort, cette “cruelle beauté de la vie”* ! 

Photo : (c) Reuters

Ce soir, Tokyo nous a pourtant offert deux vainqueurs au saut en hauteur. Il y avait bien sûr le champion prédestiné : Mutaz Essa Barshim. Le double champion du monde et double médaillé olympique, 20 fois victorieux en Diamond League, avait déjà tutoyé les cieux lors de son survol ahurissant d’une barre à 2,43 m il y a quelques années. Foulée éthéré, regard voilé, il est déjà à mi-chemin du firmament, lui qui s’enorgueillit de ne pas connaître la gravité terrestre. Eh bien l’ange qatari sera accroché jusqu’au bout de la nuit par le funambule italien Gianmarco Tamberi, cet athlète populaire que l’on voit ressurgir partout au fil du concours, ici félicitant ses amis sauteurs, là rejoignant les triple-sauteuses. Barshim, lui, ne touche pas terre. Il reste imperturbable jusqu’à 2,37 m. Les lunettes du phénix se brisent ? Qu’importe, elles repoussent immédiatement : la deuxième paire était déjà prête. Rien ne semble pouvoir arrêter sa progression majestueuse.

Reste que Tamberi lui rend coup pour coup. Au point de sentir que quelque chose d’inouï est en train de se passer. Il le dit à la caméra, la voix toute palpitante du pressentiment qui monte en lui : “ces Jeux, ce sont mes Jeux ! » Barshim, qui avait fait la course en tête, est le premier à affronter un ultimatum à 2,39 m… et à le manquer — sans perdre de sa superbe pour autant. La balle est donc dans le camp des deux survivants : Tamberi, et le solide Biélorusse Nedasekau, déjà couronné à Torun cet hiver. Ce dernier sort la meilleure tentative du trio à cette hauteur, mais manque la barre du titre d’un rien. Tout repose donc sur les épaules de l’Italien. Qui, pour mettre toutes les chances de son côté, en vient à déposer sur le tartan, comme preuve ultime de sa finitude, le plâtre de sa dernière blessure, ses ailes d’Icare consumées au seuil de la dernière Olympiade. Une offrande aux dieux du Stade, un témoignage de ses sacrifices passés et de son rêve présent.

La passion contagieuse de l’Italien n’y fera rien. Malgré la ferveur réjouissante de la maigre tribune et la solidarité des vaincus, lui aussi échoue à 2m39. Et alors ? Barrage ou pas barrage ? Tamberi se rapproche du juge, mais tous deux savent déjà qui va trancher. Barshim, toujours caché derrière ses lunettes noires, consent à adouber celui qui a pourtant égalé son sans-faute, et même franchi une barre de plus que lui, en début de concours : “Pour l’histoire?” lui propose-t-il. Bouche bée et regard dévot, suspendu aux lèvres du maître, Tamberi ne peut qu’accepter. Et exploser de joie. Il prendra dans ses bras tous les médaillés du stade ; il fait partie des leurs maintenant. Il exulte au point de tomber par terre, de se secouer la tête, de se tenir le cœur : “Je rêve !” Et le voilà qui se couvre les yeux pour mieux y rester, dans ce rêve. Jusqu’à ce que Barshim, après une célébration convenue dans l’intimité de son camp, vienne interrompre le songe : “Lève-toi !” lui balance-t-il presque violemment. “Sèche tes larmes, tu fais désormais partie des dieux ! Ici, foin d’émotions ! Tu auras le pouvoir de transcender les tiens — d’ailleurs regarde : ton compatriote vient tout juste de renverser les favoris sur 100m ! Tu peux bien le faire danser, l’enlacer, l’exhorter. Son titre, il le fêtera comme il se doit, en posant tel une statue grecque. Voilà ce qu’on appelle le calme olympien, mon cher. »

Thomas Gmür

* Euro indoor | Commentaire | « C’est tout autre chose ! »

 

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