Hier soir, aucun souci pour Lasitskene jusqu’à 1,96 m. La double championne du monde en titre passe toutes ses hauteurs du premier coup, sans trembler. Reste que ça bouillonne à l’intérieur. Regard rivé sur la barre ; occupation presque maniaque de ses oreilles ; menton qui gigote sous ses lèvres muettes. Mais la Russe ne piétine pas. Grandes inspirations, concentration, course d’élan tonique. Il faut ce qu’il faut : elles ne sont pas moins de six à l’avoir rejointe à 1,98 m. Les filles ont les dents longues ce soir…
A ce stade de la compétition, la plus dangereuse adversaire est l’Américaine Vashti Cunningham. Cachée au pays tout au long de la saison, elle éblouit maintenant le Khalifa Stadium de sa légèreté et imite Lasitskene dans son sans-faute. A 2,02 m, elles sont encore 4 : elle, l’Américaine et… les deux Ukrainiennes. Mais voilà que Cunningham craque : trois essais nuls à 2,02 m. Elle finit en bronze. Levchenko se fait avoir aux essais et termine au pied du podium.
Du jeu maîtrisé
La plus redoutable adversaire de la saison éliminée, la candidate la plus en forme du jour écartée, il ne reste plus qu’à se débarrasser de Yaroslava Mahuchikh, pétillante demoiselle qui vient tout juste de fêter ses 18 ans, et qui lui tient la dragée haute à 2,04 m. L’Ukrainienne va jusqu’à laisser échapper un éclat de rire enjoué quand elle loupe d’un rien sa deuxième tentative : « Oups ! Pas grave, j’y retourne ! » Et là, elle bluffe tout le monde, tout en naïveté, mais aussi tout en tension, avec ses grandes foulées très appliquées. On jurerait l’avoir vue mordiller ses lèvres au moment de l’impulsion. Et ça passe ! Elle essaie de scruter l’horizon avec ses mains sur les hanches, comme une pro, mais son corps n’y croit pas ! Son buste se tortille, ça déborde de jeunesse : comme c’est beau d’entrer dans le grand bal !
Célébration discrète
Puis, Mahuchikh capitule, renonce à poursuivre le concours, que Lasitskene termine comme 72 des 75 dernières fois toute seule. Elle met tout en œuvre, mais clôt la soirée sans éclat, avec trois essais nuls à 2,08 m, sous les yeux admiratifs et quand même jaloux de ses dauphines. La désormais triple championne du monde fait la moue, puis sourit, lève les bras au ciel et s’offre une petite ronde, sobre, dans le stade. Sans drapeau, sans tunique nationale, et demain sans hymne sur le podium. Mais avec une équipe qui visiblement lui est chère. Lasitskene est seule, mais très bien entourée. Les caméras fixent les moindres faits et gestes du quatuor – coach, manager, compagnon et athlète – qui partage la satisfaction du devoir accompli. Ça nous embête, mais ils dissimulent quelque chose de beau, ces Russes qui ne laissent presque rien transparaître !
Thomas Gmür
Hommage mérité à un beau concours et une très grande dame de l’athlétisme, courageuse et qui mériterait tellement dans sa fédération des intervenants plus compétents et plus honnêtes.