Chronique invité | « Le prix du centième » CHRONIQUE INVITÉ par Pierre-François Pahud qui voit d’un mauvais œil les évolutions actuelles de l’athlétisme mondial | Les nouveaux matériaux qui font exploser les performances dénaturent notre sport et le rendent illisible. Dans sa nouvelle chronique, corrosive, le grand amoureux d’athlétisme Pierre-François Pahud dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Non sans taxer au passage son coureur de 800 m préféré et actuel président de World Athletics Sebastian Coe de « patron de boîte de nuit » et le maître Eliud Kipchoge de « champion de la mauvaise foi ».

Que l’on soit pour ou contre la technologie dans l’athlétisme, pour ou contre les nouveaux formats de compétition dans les concours, pour ou contre les spaghetti coupés au couteau, pour ou contre le changement tout court, il est un fait que personne ne pourra nier : les performances ont explosé ces trois dernières années, piste et route confondues. Ce phénomène, en tout point artificiel, nous le devons bien évidemment à l’apparition, dans un premier temps illégale, mais tolérée par les instances, de nouveaux matériaux constituant les semelles des chaussures. Apparemment mis devant le fait accompli – ce dont on peut légitimement douter – World Athletics (WA) a tout d’abord décidé de faire le mort avant, devant la déferlante de performances aussi improbables les unes que les autres, de modifier son règlement en fonction de ce qui se trouvait déjà sur le marché ; soit peu ou prou la production de Nike, dont le patron de WA (Sebastian Coe, ndlr.) était encore l’ambassadeur en 2015 avant de se retirer devant les soupçons de conflit d’intérêts. Des soupçons seulement, vraiment ? Passage en force, non sanctionné par les arbitres, réussi !

Booster artificiellement les performances

Sous prétexte de donner un nouvel élan à l’athlétisme, Seb Coe a donc accepté de voir « son sport », comme il le nomme, dénaturé en acceptant la performance augmentée, en rupture totale avec l’essence même de la course, sa simplicité. Or, il y a certainement bien d’autres moyens de promouvoir l’athlétisme que de booster artificiellement les performances au moyen d’une technologie ayant englouti pas loin de deux milliards ( !) de dollars en recherche et développement. A condition d’accepter, bien sûr, l’idée de limite dans la performance humaine. Ce qui a priori n’est pas une notion allant de soi au sein des rangs des équipementiers, sponsors et autres médias, ainsi que du grand public. Bref, tout le monde, ou presque, prône la croissance infinie (des performances, et donc des bénéfices) alors même que le bon sens et l’expérience nous indiquent que l’infini n’est pas imaginable sans artifices.

Les chiffres ne veulent plus dire grand-chose

De « course à pied », nous sommes donc passés à « course à chaussures ». Ce qui n’a rien de comparable. La F1 ne fait pas mieux. Pas mieux que les chaussures volantes de Karsten Warholm pour prendre un exemple cousin. Qui n’a pas la dernière technologie au pied ne peut régater avec ses concurrents. Inimaginable il y a encore cinq ans où aucun athlète ne se payait d’insomnies les nuits précédant la compétition en se demandant, un verre de Rivella ou de lait chaud à la main, s’il ou elle aura un matériel/matériau/modèle/marque à la hauteur le lendemain. Aujourd’hui, au moment d’analyser une perf, la première question que l’on se pose est : « Il avait quoi comme godasses ? ». Les athlètes eux-mêmes ont cette réaction, vis-à-vis de leurs collègues performants. L’on cherche donc à chaque fois désespérément à connaître la part de l’humain dans les chiffres inscrits sur le tableau d’affichage ou au bas de l’écran, sans bien sûr être en mesure d’y parvenir. Les chiffres, les records, qui sont à la base même de l’athlétisme, ne veulent plus dire grand-chose. Restent les classements, c’est tout. C’est peu, c’est triste.

Un nouveau sport a été créé sous nos yeux

Faut-il vivre avec son temps ? Bien sûr ! Mais en athlétisme, il est surtout primordial de vivre avec LE temps. Le temps se respecte : l’heure, la minute, la seconde, le dixième, le centième… la référence quotidienne de chaque athlète, entraîneur, statisticien, historien. Qu’en a-t-on fait avec ces chaussures ? Un vulgaire pantin sans plus aucune signification, manipulé par des inconscients. Il ne faut pas se leurrer, tout cela n’est qu’un début. De gardien du temple et du temps Seb Coe s’est mué en patron de boîte de nuit où les paillettes font la joie et le beurre de ceux qui dansent jusqu’au bout de la nuit, au mépris de son devoir de protection du patrimoine athlétique. On l’imagine même offrant la tournée générale, Jéroboam virevoltant à bout de poignet (sauf aux Russes, pour l’instant pas invités ; mais là, après lecture des révélations de Grigory Rodchenkov, celles du couple Stepanov et la manifeste mauvaise volonté des autorités sportives russes à ce jour, l’on ne peut qu’être d’accord). Comme en est bien conscient Sir Coe, la mission de WA n’est effectivement pas de prendre des décisions qui puissent « contenter des gens si différents à travers le monde entier », mais bien a minima d’éviter que ces décisions ne mènent cette magnifique activité à sa perte en lui faisant perdre sa crédibilité chronométrique ou centimétrique. C’est pourtant bien ce qui vient de se produire. Un nouveau sport a été créé sous nos yeux, créature infamante, affolante, dont WA n’a pas fini de perdre le contrôle et qui, si les changements continuent à ce rythme, ne ressemblera bientôt plus à rien.

Eliud Kipchoge, champion de la mauvaise foi

S’il n’a pas rempli son rôle de protecteur, WA n’est pas le seul coupable. Nike, instigateur de ce coup d’état, mis à part, les athlètes et leur entourage portent bien évidemment leur part de responsabilité en n’ayant pas eu le cran de s’y opposer, à quelques rares exceptions près. Certes, tant d’intérêts sont en jeu. Pourtant, certains doivent être montrés du doigt, le premier d’entre eux étant Eliud Kipchoge, champion de la mauvaise foi au moment de défendre ses records (« Il faut quand même courir ! », sacré argument). Alors que depuis longtemps l’on ne progressait plus qu’à coup de secondes sur le marathon, Monsieur l’autre-ambassadeur-de-qui-vous-savez a fait, d’un seul bond de carbone et de mousse millésimée, progresser ce record d’une minute et dix-huit secondes en 2018, à 34 ans, après plus de quinze ans de carrière…, soit la plus forte progression depuis 1967, époque où l’on en était encore à tenter de déchiffrer les subtilités de l’entraînement sur la distance… Se voiler la face, voilà une discipline supplémentaire où l’on pourrait décerner des lauriers au double champion olympique de la distance. A peine deux secondes derrière, Kenenisa Bekele tient, lui, un tout autre discours, regrettant que cette technologie rende les performances illisibles – y compris la sienne, accomplie en 2019 à…37 ans (!) – et dénature ce sport. En voilà enfin un, et pas n’importe lequel, ayant le courage de dire tout haut ce que beaucoup d’observateurs pensent tout bas.

Pourvu que l’on danse et que ça rapporte

L’un est donc pour, l’autre est contre. Comme pour toute chose, les idées s’opposent. Malheureusement pour l’athlétisme, si les idées s’opposent c’est bien parce qu’une certaine réalité économique s’impose, dont le bras armé – Nike et consorts – est en passe de définitivement s’installer aux commandes en imposant des normes au mépris du bon sens sportif. Une fois la technologie adoubée par WA, tous les autres équipementiers ont bien sûr suivi le mouvement, même s’ils n’avaient probablement pas tant de retard que cela. La démonstration vient d’être faite que l’athlétisme n’est désormais plus dans les mains de ses dirigeants mais dans celles, avides et dangereuses, des équipementiers, des médias et autres sponsors qui vont dès lors faire, défaire ou refaire les règlements à leur guise, au gré de leurs besoins. Mais ne sont-ce pas les mêmes personnages, ou tout au moins des gens de la même famille, celle du monde des affaires et de la politique ? Rien d’étonnant donc. Et le sport là-dedans, qui s’en occupe ? Plus grand monde, pourvu que l’on danse et que cela rapporte.

Je vais dès lors me contenter de paraphraser mon coureur de 800 m préféré, qu’il fut dans une autre vie, et lâcher, une petite larme au coin de l’œil, un « Bonne chance mon sport ! », mais sans y croire une seule seconde, que dis-je, un seul centième de seconde. Car ça n’est, en toute logique malheureusement, que le début.

Pierre-François Pahud

Commentaires

commentaires

Auteur

Autres articles en lien avec ce sujet

One Comment;

  1. Rérat Jacques said:

    Excellente synthèse de la situation actuelle par Pierre-Francois Pahud, tout est dit et j’aime bien la comparaison de Mr.Coe patron de boîte de nuit , très parlant .
    Ça fait plaisir de lire ce genre de texte et de voir qu’il y a encore des personnes à qui cette situation choque et ose le dire .

*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Top