Au contre-fil de l’eau DÉCÈS DE JEAN-FRANÇOIS PAHUD | Qu'écrire lorsque l'on te demande si tu veux bien pondre quelques lignes pour rendre hommage à ton propre père dans un média comme ATHLE.ch ? Très difficile si tu ne veux pas être accusé de vouloir te mettre en avant. J'ai beaucoup hésité. Qu'écrire, vraiment ? Et puis je me suis dit ceci : ce texte, j'allais le dédier à tous ceux et toutes celles qui auraient pu perdre un être cher récemment et qui pourraient tomber sur ces lignes. Le deuil est un processus à la fois très individuel et collectif. Laissez-moi vous faire partager un morceau de mon âme.

Photo : (c) Archives familiales

« L’Ancêtre – avec un A majuscule – est parti ». Les mots s’affichant sur l’écran de mon portable, bien que bienveillants et affectueux, envoyés par Pierrot et Gaby Délèze en réponse à l’information de son décès, ont de la peine à faire leur chemin dans mon esprit. Pas plus que mon cerveau n’accepte le « Papa est mort » qui me vrille la tête depuis quelques heures. Dire adieu à un être cher, la plupart d’entre nous l’avons déjà vécu, n’est pas un processus instantané, cela d’autant plus lorsque l’on parle de ses propres parents, ou probablement pire, de ses propres enfants. Cela prend du temps, de l’énergie. Je viens d’en prendre pour quelques jours. Voire plus.

Alors, comment remplir cette phase entre la brutalité du moment fatal et l’acceptation de la situation afin de ne pas rester constamment dans la noirceur ?

Dans un moment de révélation, je décide de me rendre sur les traces du « Long » – ainsi que le surnomment les « Vénérables », ses fidèles amis du Lausanne-Sports – dans les bois du Jorat, sur les hauts de Lausanne. S’il est un nom, un endroit, qui ralliait tous les suffrages de JFP c’était bien celui du « Talent ». Ce petit cours d’eau serpentant dans la molasse jorassienne a, dès les années soixante, régulièrement accompagné sa foulée lors d’innombrables footings. La boucle effectuée partait du Chalet-à-Gobet et retrouvait le Talent à Montheron. De là, il remontait le courant jusqu’à parvenir à l’extrémité nord de la plaine de Mauvernay qu’il longeait pour « boucler la boucle ».

J’opte donc pour un pèlerinage improvisé à partir de Montheron. J’en ressens l’intime besoin. Le Musée et d’autres pans de son existence me pardonneront. Une fois sur place, je prends mon temps. Une marche très lente se met en place, histoire de ne rien manquer du paysage, de l’environnement magnifique que constitue ce cheminement au cœur des bois. L’esprit humain est complexe, mais aussi merveilleux. Peu à peu, je rentre en connexion avec celui de mon papa. Le parcours, son parcours, devient le mien. Je marche, et pourtant je cours dans ma tête. J’entends son souffle, à double exhalation. J’en fais de même, imitation grossière, mais nécessaire pour garder la connexion. Sur ma droite, le Talent s’écoule, à contre-fil, bien alimenté en ce matin de printemps humide. Nous nous croisons.

Un petit panneau indicateur auquel je n’avais jamais fait attention pendant toutes ces années à courir moi-même sur ce chemin attire mon attention : chemin du Bas-de-Lavaux… Mon imagination part au galop. Cela ne serait-ce donc pas un hasard que tu nous aies quitté à Cully, au pied du Lavaux, Papa ? Etais-tu prédestiné depuis toujours à cela ?

Marche et souffle sont lancés et font progressivement place à une phase d’introspection. En remontant le courant, j’en arrive à remonter le temps. Je connais moi-même ce parcours par cœur. Papa me l’a légué il y a bien des années. J’en avais également fait mon circuit favori du temps où je tentais de me lancer sur ses traces, les plus évidentes à suivre bien évidemment, celles du père et de la mère. Ce parcours de douze kilomètres mis à part, que m’a-t-il encore légué mon père, sportivement et humainement parlant ? Il ne m’a jamais dit comment faire, non. Jamais abreuvé de conseils. Il n’a probablement jamais ressenti le besoin d’empiéter sur mon libre arbitre. Pourtant que n’a-t-il pas été généreux ! Il me guidait par l’exemple. Je n’ai eu qu’à ouvrir en grand mes yeux et mon âme. En famille, nous l’avons accompagné à l’occasion de quasi toutes nos vacances lors de ses innombrables camps d’entraînement qu’il organisait pour les meilleurs coureurs du pays. J’ai ainsi pu côtoyer ce qui se faisait de mieux, en Suisse et ailleurs, dans les années 70 et 80 en termes de course à pied et de… rigolade. Il m’a laissé devenir intime avec ses méthodes d’entraînement. Assis à la même table, à treize, quatorze, quinze ans, j’étais le témoin privilégié de ses entretiens en tête-à-tête avec ses athlètes où cela parlait planification, entraînement, récupération, surcompensation, endurance – beaucoup –, résistance et, par dessus tout, plaisir ! Oui, plaisir. Papa était toujours dans la transmission, c’était son rôle en tant qu’entraîneur bien sûr. La technique, oui. Les connaissances théoriques, oui. Mais le plus important, il apprenait à ses athlètes à devenir des personnes responsables, à savoir garder mesure, à prendre du plaisir dans leur activité d’athlètes et au-delà. En plus d’être entraîneur, il a été, pour beaucoup, également éducateur, avec sa vision extrêmement saine de ce que devait être le sport de compétition dans ces années-là. Vingt ans plus tard, avec une future championne olympique, il avait gardé cette vision et continuait à la transmettre, ce même s’il lui avait fallu s’adapter un rien à une nouvelle époque.

Beaucoup de ses athlètes ont gardé contact avec lui, même quarante années plus tard. Il en était extrêmement fier, conscient d’avoir su correctement remplir sa tâche de guide. Tout comme il avait su le faire avec sa famille, son épouse, ses enfants, ses petits-enfants. En remontant ce Talent, avec lui à mes côtés désormais, je me dis que nous sommes nombreux à lui devoir beaucoup. Tout comme Maman, il fut mon exemple, sportif et humain, et je crois l’avoir suivi du mieux que j’ai pu.

Alors, Papa, es-tu vraiment mort ?

Tandis que je franchis un petit pont au-dessus du cours d’eau, je m’arrête et me penche au-dessus de la rambarde. Et là, je te vois. Je vois ta silhouette d’Ancêtre, ton visage moustachu, se refléter dans l’eau claire à côté de moi. Tu me souris.

Non Papa, tu n’es pas mort.

« Païu » – PF

Pierre-François Pahud
Le 22 mai 2024

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1 Comments

  1. Hugo Rey said:

    Chère famille Pahud
    C’est avec une grande tristesse que j’ai appris le décès de Jean-François.
    Je garde en mémoire beaucoup de bons moments – camps d’entraînement, compétitions, etc. – avec lui et la famille Pahud. Jean-François m’a accompagné dans une étape importante de ma vie et m’a inspiré, et pas seulement dans le domaine du sport.
    Je garderai un excellent souvenir de sa grande humanité et de notre amitié.
    Je souhaite à toute la famille Pahud beaucoup de force pour les temps à venir.
    Hugo

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