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Depuis son plus jeune âge, Julien Wanders a rêvé de devenir un grand coureur. A 17 ans, après un travail de maturité sur la supériorité des athlètes est-africains en course à pied, il est parti s’entraîner à Iten, au Kenya. Pour apprendre des meilleurs, s’entraîner et vivre avec les meilleurs, comme les meilleurs. Au péril de sa santé d’Européen fragile. Bon nombre de ses séjours, il les a terminés de manière abrupte, par un retour d’urgence à Genève, pour cause de maladie, d’épuisement. A chaque fois, il est reparti de plus belle ; pour finir par s’installer définitivement à Iten. « En vivant comme les Kenyans, en faisant tout comme eux, en mangeant, dormant, pensant, m’entraînant comme eux, je peux devenir comme eux. Avec cet avantage d’être en même temps occidental, d’avoir, grâce à mon entraîneur (Marco Jaeger, du Stade Genève, ndlr), un certain savoir-faire… », pétille aujourd’hui encore le Genevois. Non sans qu’autour de lui on secoue la tête, on sourie, on se moque : « Le pauvre s’illusionne… ». Oui, mais dans certains cas, l’illusion peut devenir réalité.
Wanders en artiste de la vie
Toute une série de ses illusions, Julien Wanders les a déjà réalisées. A force d’engagement, de passion, ses rêves se sont mis à faire écho à la réalité, à résonner avec elle : au fil des kilomètres, des souffrances, des plaisirs, des succès, des échecs, sa réalité de coureur européen sans talent exceptionnel s’est transformée. Sa sensibilité, son enthousiasme, son savoir-vivre, aussi, lui ont permis de se produire des possibilités inouïes – et de les réaliser. La quantité énorme de kilomètres avalés et d’intensités digérées lui a permis de s’endurcir, de s’affiner, d’augmenter sa capacité pulmonaire, de renforcer son pied, de placer son bassin, de libérer sa foulée, de se découvrir et créer une endurance et une résistance hors normes. En un mot de se connecter aux forces cachées, surpuissantes, qui sont là, partout, qui grondent au fond de chacun d’entre nous, mais que seuls les plus rares, les meilleurs arrivent à faire jouer de la bonne manière et au bon moment.
Les meilleurs ? Les êtres les plus sensibles, les plus avisés, les plus opiniâtres : ceux qui sont aux aguets de ce qui se passe, qui répondent à l’appel de la vie, s’y plongent, s’y donnent, s’y unissent – et se fichent du qu’en dira-t-on. Les artistes de la vie qui aiment et accompagnent sans compter, productivement, les mystérieuses énergies, les formidables jeux de tension et de va-et-vient qui nous traversent de fond en comble. Par le corps, la pensée, le travail, le travail, le travail et… les illusions vraies, profondes, loin des petites envies de chacun.
Kenyan blanc
A force de labeur et d’abnégation, Julien Wanders est devenu un « Kenyan blanc ». Sa foulée s’est transformée, déliée, s’est mise à « passer dessous », à « lâcher derrière », à créer de l’élan, de la vitesse, de l’économie, de la jubilation. Il s’est mis à courir comme les meilleurs. Ses chronos sont descendus, toujours plus bas ; et son enthousiasme est monté, toujours plus haut. Comme chez aucun Européen avant lui. « A l’africaine », mais avec le savoir-faire européen en même temps : son entraîneur Marco Jaeger notamment, en garant et support de rigueur, de cohérence ; de frein aussi quand Wanders s’emballait, en faisait trop, beaucoup trop, n’en faisait qu’à sa tête.
Un jour, après une grande course, on lui a parlé des tendons, des mollets extrêmement fins, extraordinairement allongés – d’une gazelle plutôt que d’un être humain – du multiple champion du monde kenyan Geoffrey Kamworor. Le Genevois s’est illuminé : « Vous avez aussi remarqué ça ? Vous verrez, dans quelques années, les miens seront pareils ! » Illusion vide ? Fantasme ? Arrogance ? Non, possibilité rare, interne, illusion productrice, en-deçà et au-delà de sa personne. Possibilité d’artiste, de créateur, en phase avec les forces de vie, celles qui lui ont déjà permis de battre les records d’Europe du 10 km et du semi-marathon ; records qui tiennent toujours. « C’est drôle, je trouvais mes chronos pas terribles. Mais comme ils n’ont pas été battus, je vois aujourd’hui qu’ils sont quand même pas mal », souriait Wanders il y a peu, en passe d’achever sa traversée du désert. Une longue traversée de plusieurs années, qui lui a beaucoup pris, mais beaucoup appris aussi, également sur ses illusions, l’importance de rester connecté à la réalité, à sa réalité, profonde, européenne et africaine, humaine-surhumaine. Illusions inchangées : ce que Julien Wanders a réussi à faire, à force d’amour pour la course à pied, d’entraînement, de sensibilité, de convictions, non seulement on ne le lui prendra pas, mais il peut le refaire. Il lui « suffit » de surmonter les blocages, les faiblesses, les fermetures, les coincements, libérer les forces, les énergies, la joie. Corriger les erreurs et laisser gonfler la vague.
La vague s’est dérobée sous ses pieds
Cet été, après plusieurs saisons de galère, Julien Wanders s’est mis à ne plus avancer du tout, à ne plus savoir comment faire. La vague, si grande, si belle, de maîtrise, de feeling, s’est dérobée sous ses pieds. Il y a deux ans, le Genevois a tout modifié, en vue de réaliser un nouveau rêve : devenir un grand marathonien, le plus grand de tous les temps. Il a changé d’entraîneur (la star Renato Canova à la place du fidèle et enthousiaste Marco Jaeger), d’équipementier (Nike pour Asics, contre beaucoup d’argent), son management (Global Sport pour EP Management), s’est mis à construire une belle maison à Iten, pour lui et ses amis. Le tout sans avoir renforcé ses arrières. Sa vague, son ascension, il l’a vécue en artiste, en fou : sans réfléchir, sans arrière-pensée. Sans assurer quoi que ce soit. A l’enthousiasme, à l’instinct, « à l’africaine », loin des calculs et précautions européens. Les choses étaient devenues tellement simples, tellement évidentes.
C’est là qu’on lui a dit : « Regarde où tu en es, ce que tu peux faire, ce que tu peux gagner… » On lui a fait miroiter monts et merveilles : des illusions extérieures, pas vraiment connectées à sa réalité profonde. Et les résonnances se sont mises à grincer, les productions à trembler, la musique à dissoner, les forces à manquer, les blessures à se répéter. Jusqu’à l’épuisement de cet été. Que faire alors ? Plus encore, toujours plus, comme il l’a toujours fait, pour se connecter dans l’ivresse du travail aux forces cachées ? Non : la mécanique était déréglée. Faire plus était devenu contre-productif – et dangereux. Même faire moins n’était plus la solution. L’artiste, le prodige, le héros Julien Wanders n’était plus que l’ombre de lui-même.
Deuxième carrière
Le moment était venu de retoquer à la porte du fidèle Marco Jaeger, toujours là, au loin. « Tu veux reprendre avec moi ? D’accord, a répondu ce dernier. Mais d’abord tu fais six semaines de pause complète », condition extrême pour l’athlète qui n’a jamais réussi à stopper plus de quelques jours… « Il faut que tu coupes complètement, que tu arrêtes de t’illusionner, que tu fasses autre chose, que tu penses à autre chose ». Wanders s’est plié aux exigences, s’est diverti, s’est ressourcé. Avant de reprendre de plus belle, de revenir, progressivement, de retrouver son souffle, ses sensations, toujours plus intenses, plus grandes, plus belles, plus joyeuses. Jusqu’à voir cet automne la sortie du désert et se montrer prêt à embrasser sa deuxième carrière.
Ces dernières semaines, il a participé à quatre courses : un 10 km rapide à Lille, en France, où il est parti trop fort, avant de plier. Un 11 km vallonné à Saillon, en Valais, qu’il a gagné devant un coéquipier plus fort que lui. La Course de l’Escalade, à Genève, puis la Course de Noël, à Sion, toutes deux terminées dans la déception après avoir soudain pensé déjà être le Wanders d’avant. « Il faut peut-être que j’accepte qu’il me faut du temps pour revenir au top », soufflait-il lucide, la tête basse, après l’Escalade.
Nouvelle vie
Bien sûr, Julien Wanders ne va pas refaire le même chemin, reprendre la même vague. Il sait que c’est impossible. Faire la même chose, chercher les mêmes découvertes, les mêmes sensations, les mêmes gains, au même moment, ce serait une erreur. Le chemin de la deuxième carrière est un nouveau chemin : une nouvelle plongée en soi, une nouvelle fusion avec les forces surabondantes. Il le sait et sent mieux que personne : la nouvelle vague est déjà là, en train de grandir, d’enfler, de gonfler. Cet automne, il a vécu quelques beaux moments, montré de belles traces de retour. Ce sont ces moments, ces traces qu’il accompagne maintenant, qu’il prolonge, renforce, amoureusement, passionnément, comme lui seul sait le faire. A partir de sa sensibilité, de son fond musical, de sa capacité à se connecter à ce qui le dépasse, à la grande raison du corps, la grande volonté du cosmos.
Son mariage de ce jeudi 28 décembre marque le début de sa nouvelle vie, de sa deuxième carrière. Ce jeudi, avec Kolly, ce sera la fête, la grande fête, au Kenya, avec toute la famille, tous les amis. La grande fête avant de nouvelles victoires ; sur soi-même, d’abord, puis sur les autres. En direction de la jubilation des forces cachées.
Longue vie aux mariés et vive les illusions productrices des artistes de la vie !
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Ce texte est basé sur les travaux du philosophe et co-fondateur d’ATHLE.ch Michel Herren. Il est l’amorce d’un Essai athlétique et philosophique sur Julien Wanders et l’illusion productrice des grands artistes (à paraître en 2024).
Merci pour ce texte.
Merci pour cet article où l’humain Julien Wanders est au centre des préoccupations. Je me réjouis de lire l’essai de Michel et de comprendre les bases de sa philosophie de la vie.
Jacques