Le râteau et le record (fable véridique) HISTOIRE | Au moment où World Athletics décide de mettre à jour quelques-uns de ses règlements, et non des moindres, l'occasion se présente de redécouvrir, voire peut-être de découvrir pour certains, un épisode de l'histoire athlétique qui, par le fait de juges nord-américains ignorants des règlements internationaux, manqua d'un rien de changer de façon durable la face du saut en longueur mondial.

Photo : Carl Lewis au lendemain de son exploit légendaire en train de conseiller sa soeur Carol en lice elle aussi à la longueur. (c)  Getty Images

Nous sommes le 24 juillet 1982 à Indianapolis (Indiana, USA), altitude 219m, au cœur de l’été. La première des deux journées d’athlétisme du Festival National des Sports réunissant des sélections des quatre points cardinaux du pays – à l’image d’un match des six cantons chez nous, toute proportion gardée… – s’annonce sous les meilleurs auspices. Une météo magnifique, des conditions idéales pour les pratiquants. Depuis quelques mois, un jeune athlète affole un milieu qu’il éclabousse de toute sa classe, notamment sur les sautoirs de longueur. 8m62 en 1981 à pas même 20 ans, confirmation en mai de l’année en cours avec un saut à 8m61, l’avenir semble lui appartenir. Le présent, surtout ; nous allons le voir!

La journée s’annonce chargée pour ce jeune homme au talent éclectique : au programme, un concours de longueur ainsi qu’une participation à un relais 4x100m avec ses collègues de la sélection du sud des Etats-Unis, Calvin Smith, Stanley Floyd et Mike Miller avec pour objectif dans cette dernière discipline pas moins que le record du monde !

De la magie dans l’air
D’entrée, l’on se rend compte que Carl Lewis, car c’est bien lui dont il s’agit, est en feu sur le sautoir d’Indianapolis ! Il vient de mordre le premier essai de son concours de trois centimètres en atterrissant sur la ligne des neuf mètres ! Emotion dans les gradins ! A-t-on bien vu ? Mais pas le temps de trop s’émouvoir, le voilà qui s’en va accomplir sa part de travail dans le relais – en 38″27, alors sixième meilleure performance de tous les temps tout de même… le record restant la propriété des USA avec 38 »07 réalisé en 1977 – avant de revenir mordre une deuxième fois la plasticine, toujours avec la même marge et avec la même proximité avec la ligne des neuf mètres ! Là, les superlatifs commencent à tomber : extraordinaire ! Fou ! Les mots ne sont pas galvaudés. Mais rageant aussi, tant ses sensations du jour semblent exceptionnelles. Il lui faut ensuite encore participer à la cérémonie officielle de remise des médailles du relais avant de revenir, légèrement déconcentré, filer tout droit dans le sable lors de son troisième essai, sans accorder un regard à la planche, sa maîtresse. L’aurait-il vexée à ce moment-là ?

A la fin de sa carrière Lewis mettra en exergue sa faculté à ne jamais mordre ses sauts puisque, au-delà de l’échec, mordre représentait pour lui une vraie faute professionnelle. Pourtant, en cette année 1982, l’on constate que, même si à chaque fois il ne s’en fallut que de deux ou trois petits centimètres, il n’a de loin pas encore apprivoisé la demoiselle, qui reste de bois. On peut même imaginer qu’il n’est pas loin de se prendre un râteau… Mais voyons plutôt la suite.

Saut de légende
Malgré ses essais mordus, les 13’000 spectateurs, les suiveurs, les autres athlètes, tous pressentent que quelque-chose de grandiose est en mesure de se produire sur l’une de ses trois dernières tentatives. Jason Grimes, encore en tête du concours à ce moment-là, apostrophe son ami, le sauteur en hauteur Dwight Stones, qui remportera sa propre compétition le lendemain avec un saut de 2,30 m, en lui conseillant de garder un œil attentif sur la fin de la longueur… Conseil que ce dernier suivra évidemment, tout comme l’ensemble du stade !

Quatrième essai. L’enceinte retient son souffle : un saut de légende se prépare. Au bout de la piste d’élan, Lewis, tout en vert dans son équipement de la sélection du Sud, après une longue concentration, s’élance. Tout est vitesse dans cette tentative. L’appel de sa jambe droite le propulse, en une trajectoire à son habitude relativement rasante, loin, très loin, au-delà même des trente pieds (9m14) selon les regards présents ! Grimes, témoin privilégié, parlera de trente pieds et deux pouces, soit 9,19 m… Vent légal, pas de marque sur la plasticine… Se relevant après avoir glissé jusqu’à l’extrémité du bac à sable, Lewis se retourne, il a instantanément compris et jubile déjà, à sa manière, sans trop vouloir le laisser paraître… Cela ne dure qu’une seconde, deux peut-être… Puis il se fige, son début de sourire avec. Il vient d’apercevoir un petit drapeau rouge s’agiter dans son champ de vision… Impossible ! Ce saut est propre, il en est persuadé ! Il se dirige vers la juge, pendue à son drapeau, lui demande de voir la marque sur la plasticine. Il n’y en a pas ; il le sait bien, lui, depuis son décollage, moins de quinze secondes plus tôt.

Record ratiboisé
Le stade gronde, Grimes et Stones protestent à haute voix, comme tant d’autres. Ils témoigneront de l’immense sentiment de frustration et d’injustice ressenti par l’ensemble des personnes présentes sur le stade ce jour-là. Mais rien n’y fait, les trois officiels présents appliquent la règle NCAA (National Collegiate Athletic Association) qu’ils appliquent à longueur d’année dans les compétitions estudiantines : selon eux, bien que n’ayant point laissé de marque sur la plasticine, le bout de la chaussure de Lewis aurait dépassé la planche de quelques millimètres… Pas de vidéo, pas de VAR pour le prouver, ni prouver le contraire hélas, nous sommes en 1982… Le saut est considéré mordu… Le jeune athlète proteste, car cela bafoue la règle IAAF – aujourd’hui World Athletics – qui devrait être appliquée lors cette compétition et qui, elle, considère ce saut valable : pas de marque signifie saut valable, le doute profitant à l’accusé. Pour être absolument exact, la règle IAAF stipule que l’on ne peut toucher le sol, plasticine inclue, au-delà de la planche d’appel; par conséquent, en l’absence de toute marque un saut doit être considéré comme valable. Mais les juges, unanimes, restent sur leur position. Pourtant, les règles de la fédération des Etats-Unis – alors le TAC (The Athletics Congress), aujourd’hui l’USATF (USA Track&Field) – s’alignent sur celles de l’IAAF et prévalent donc sur celles s’appliquant au niveau universitaire, ce d’autant plus qu’il ne s’agit pas d’une compétition NCAA ! Peine perdue, rien n’y fait. Ce même saut effectué en Europe ou ailleurs dans le monde, ou même simplement avec d’autres juges, serait instantanément synonyme de record du monde ! On hallucine !

Plus grave : pendant cette discussion, la marque dans le sable est trop hâtivement effacée par le préposé au râteau, visiblement lui-aussi peu au fait du règlement. Celui-ci aurait en effet dû attendre que le saut soit malgré tout mesuré – on ne peut effacer une marque tant qu’un litige existe (IAAF dixit) – en vue du protêt que Lewis, selon un autre article du règlement de l’IAAF, était en droit de déposer… Protêt qui aurait in fine donné raison à l’athlète ! Là, on n’hallucine plus, on est carrément dans l’apoplexie ! Un simple coup de râteau ratiboise donc une légende de 9,15 m de long à peine sortie de l’œuf mais contrainte de s’effacer sine die devant une autorité ignorante et en faute… Il n’y a dès lors plus rien à faire pour Lewis que d’accepter son sort. Ce qui inspirera un péremptoire titre  » Lewis Wuz Robbed  » ( » Lewis volé  ») à Jim Dunaway, journaliste au magazine Track & Field News à l’occasion de son compte-rendu de la compétition. Effectivement, et il y en avait pour 9m15 de cash… Et nous ajouterons que c’est l’histoire même de l’athlétisme qui fut volée en cette occasion.

Le record de Beamon souffle un grand coup… Le stade, lui, se dégonfle quelque peu… Pas Lewis, qui, malgré son immense frustration, se bat avec la volonté et la concentration qui lui restent jusqu’au bout de son concours. Un cinquième saut, potentiellement aussi long que les précédents mais à la réception à demi-avortée, mesuré à 8,76 m (Vent : +1,0) ne lui rend pas le sourire, et on le comprend. Le dernier essai, le moins bon de tous (8,55 m), clôture tristement un concours qui aurait dû appartenir à la légende de l’athlétisme avec trois sauts phénoménaux à près de neuf mètres et plus, et ce au niveau de la mer ou presque, mais qui, par la faute de juges ignorants, se termine en queue de poisson. La légende attendra. Longtemps. Très longtemps, puisque l’on attend encore à ce jour de 2021, soit 39 années plus tard, le deuxième premier saut légal au-delà des neuf mètres.

Pas de photographes
Curieusement, alors que l’on parle en 1982 d’un événement relativement majeur aux Etats-Unis avec ce Festival National des Sports – de  »mini Jeux Olympiques nationaux » -, pratiquement aucun document image n’est à disposition pour illustrer ce moment d’histoire athlétique. La seule vidéo du saut  »mordu pas mordu » de Lewis est d’extrêmement mauvaise qualité et il n’existe sur le net aucune photo digne de ce nom de l’athlète en action. A croire qu’il n’y avait aucun photographe dans un rayon de 500 miles autour d’Indianapolis…

Carl Lewis reviendra à plusieurs reprises sur ce sautoir: 8,79 m en 1983, 8,75 m en 1987 et 8,76 m en 1988 ! Mais jamais il ne retrouvera l’état de grâce qui fut le sien cet après-midi-là. Par la suite, il remportera quatre fois d’affilée le titre olympique de la spécialité, la dernière fois à 35 ans, en 1996, sans jamais toutefois parvenir à redevenir le recordman du monde qu’il fut l’espace de deux petites secondes ce 24 juillet 1982. Un autre s’en chargera, à ses dépens. Ah, ces magnifiques émotions du côté de Tokyo en 1991 ! Des émotions au centre desquelles l’on retrouve à nouveau un Lewis flamboyant. Flamboyant certes, mais une nouvelle fois pour le pire en ce qui le concerne. Ou comment perdre un concours de longueur avec un meilleur saut à 8m91… Malgré cela Lewis aura une fois encore marqué de son empreinte l’histoire de son sport à cette occasion avec le concours le plus dense de l’histoire pour un athlète au niveau de la mer. Sa série : 8,68 m, X, 8,83 m w, 8,91 m w, 8,87 m, 8,84 m… La planche, pauvre petite blanchette, ne s’en serait jamais remise, dit-on. Car après avoir fait les yeux doux six sauts durant, ou presque, à son Carl – elle lui avait depuis longtemps pardonné son manque de tact sur son troisième saut d’Indianapolis -, c’est un autre qui finalement rafla la mise. Le sport est parfois injuste. Mais quand même, bien joué Mike !

Règlement mis à jour
Tout cela dit (ou plutôt écrit) alors que se rencontrent en 2021 deux nouveautés sur le front de la longueur. L’une se nomme JuVaughn Harrison, phénomène nord-américain des sautoirs de hauteur et de longueur de 22 ans. Un énorme talent. Moins rapide que Lewis, mais un pied d’exception. Jusqu’où ira-t-il ? Il faudra en tous les cas qu’il se méfie de la seconde nouveauté se présentant sous la forme d’une modification du règlement technique de WA concernant  le saut en longueur : dès le 1er novembre 2021, à l’instar de ce que les juges NCAA ont infligé à Lewis en 1982 en jugeant à l’œil nu son saut mordu, il ne sera plus possible de laisser traîner un ongle un peu long au-delà de la planche d’appel sans laisser une marque sur la plasticine, cette dernière se dressant désormais, telle une barricade de 7 mm de haut, perpendiculairement au sol et non plus en biseau, ce qui laissait jusque-là une marge infime supplémentaire pour le déroulement de la pointe de la chaussure pour les sauteurs les plus précis…ou les plus chanceux ! La nouvelle règle WA ne parle donc plus de ne pas toucher le sol après la planche, mais bien de ne pas franchir le plan vertical à l’extrémité de celle-ci. WA vient donc bizarrement de s’aligner sur la NCAA qui, elle, malgré des critiques justifiées, n’a jamais changé sa manière de faire depuis quarante ans. Le progrès est à nos portes les amis !

On peut vraiment se demander le pourquoi d’un tel changement après tant d’années. WA n’en est pas à sa première tentative pour faire – très maladroitement – évoluer son sport et n’a certainement pas fini de nous étonner. Les athlètes non plus. Mais en bien, eux, pour la plupart. A l’instar d’un Carl Lewis, une vraie légende !

Pierre-François Pahud, mai 2021

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