Photo : (c) PHUSIS-ATHLE.ch
Chère Faith,
Accoutrée de pied en cap avec les gadgets dernier cri de ton équipementier, tu as donc échoué malgré un vaillant effort à devenir la première femme à courir un mile en moins de 4 minutes. On avait pourtant mis le paquet pour combler les quelque 8 secondes qui séparaient ton record de la marque mythique. Parmi les avancées les plus extravagantes, les designers annonçaient crânement « la combinaison de vitesse la plus aérodynamique de l’histoire de la course à pied ». En se penchant sur leur communiqué de presse, on découvrait le fleuron de cette clinquante innovation : les « Aeronodes », micro-aspérités sphériques dont l’objectif est de maintenir le vent « attaché » à l’athlète, c’est-à-dire de fuseler l’air autour de ton corps, et d’éviter ainsi que le flux devienne « impétueux et dérangeant » [noisy and nasty]. Chez Nike, on ne se contente pas de corriger les perturbations ; on arraisonne les souffles rebelles !
De simulations numériques en tests en soufflerie, les picots — qui rappellent étrangement les « Aeroblades » jadis développés pour le mythique Eliud Kipchoge, le cobaye qui t’a précédé — ont été déplacés, perfectionnés, calibrés, pour optimiser la capture de ces troubles potentiels liés au vent. Les ondulations ont ensuite été traquées jusque dans l’aspiration, grâce à un escadron d’une bonne douzaine de pacemakers censés définitivement t’isoler des traînées que tu pourrais toi-même créer — t’empêchant au passage de te sentir fendre l’air, peut-être une des sensations athlétiques les plus grisantes qui nous soient données à nous autres mortels.
Mais, tu l’auras compris, il n’a jamais vraiment été question de mortels dans cette vaste entreprise. C’est même une déesse, Niké, égérie de la marque à la virgule, que l’on a gravée pour l’occasion sur la semelle de tes pointes. Au fait, que dirait-elle, cette chère Niké, de tout le raffut autour de cette improbable tentative aérodynamique ? Palladas, le poète antique d’Alexandrie, nous souffle peut-être une réponse. Dans un de ses épigrammes satiriques, on y découvre une déesse Victoire à la mine renfrognée, elle d’ordinaire si resplendissante et glorieuse. Le quidam qui la rencontre attristée lui demande alors : « Déesse Victoire, quel malheur t’est donc arrivé ? » « Es-tu donc le seul à ne pas le savoir ? », répond Niké. « On m’a donnée à Patricius ! » Que déplore-t-elle ? D’avoir été capturée par un piètre vainqueur, à l’encontre de toute règle. « Il m’a saisie au vol, tel un capitaine qui profite d’une brise ! »
« La Victoire appartient au plus opiniâtre, » pouvait-on lire il y a quelques semaines sur les courts ocres de la capitale française. Ce soir, dans un Stade Charléty presque vide, c’est aux braconniers du vent que Paris a voulu l’offrir. Au grand dam de la Déesse et des mortels qui croient encore au pouvoir de ses grandes ailes.
Thomas Gmür